jeudi, 9 mai 2024
DiasporadzEntretienTassadit Yacine : Le Printemps berbère s’est nourri de toutes les frustrations culturelles et politiques

Tassadit Yacine : Le Printemps berbère s’est nourri de toutes les frustrations culturelles et politiques

L’anthropologue Tassadit Yacine revient dans cet entretien accordé à Diasporadz sur les origines de l’éclosion du Printemps berbère d’avril 1980 et assure que la question berbère ne se posait pas avant le Mouvement national « parce que le pays était dominé par les Ottomans puis par les Français ».

Abordant le rôle de Mouloud Mammeri dans le Mouvement berbère, l’anthropologue soutient que « Mouloud Mammeri a donné à ce mouvement une coloration intellectuelle que n’avaient pas nos voisins (les pays de l’Afrique du nord). Il fallait sortir la berbérité du local pour l’inscrire dans un espace plus large, universel ».

Entretien réalisé par Kamel Lakhdar Chaouche

Diasporadz : Que représente pour vous, Tassadit Yacine, le Printemps berbère d’avril 1980 ?

Tassadit Yacine : Le Printemps berbère d’Avril 1980 constitue un tournant important dans l’histoire de l’Algérie et de l’Afrique du Nord. D’abord pour l’Algérie, car c’est de là que le mouvement est parti, et il va s’étendre ensuite à l’Afrique du Nord. La prise de conscience du phénomène berbère comme phénomène culturel et politique s’est effectuée graduellement. Elle n’est pas née ex nihilo puisque cette question va surgir au sein mouvement national et, plus, particulièrement en 1949 (avec la crise berbériste).

L’Algérie était alors en quête d’identité de façon cruciale, on peut dire qu’il s’est produit là une espèce de confrontation symbolique entre les tenants de « l’arabo-islamisme » : ceux qui ont avancé que l’Algérie avait une langue, l’arabe, et une religion, l’islam et les tenants du « berbéro-matérialisme » qui, en dehors de l’arabe, proposèrent la langue berbère.

« Ne pas tomber dans l’essentialisme »

Ces derniers étaient partie intégrante du mouvement national, ils étaient nombreux en Algérie, mais aussi dans la diaspora. Un retour en arrière est nécessaire si on veut fournir aux lecteurs quelques clés de compréhension. Il faut commencer par le début sinon on tombe dans des raccourcis et on fait dans l’essentialisme, c’est précisément ce que je veux éviter ici.

Le mouvement national dans les années trente va être à l’origine du déclenchement de la guerre en 1954, il fera partie des mouvements de libération comme en de nombreux pays colonisés. Pour des raisons historiques, les émigrés sont pour leur grande majorité d’origine kabyle. J’y reviendrai.

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Socialement, ils appartiennent aux catégories sociales les plus modestes, excentrées, issus d’une montagne pauvre dépourvue d’agriculture. Cette paupérisation extrême est décrite par Albert Camus (misère de Kabylie, Alger Républicain), elle est la conséquence de l’insurrection (1871) menée par El Mokrani et Cheikh Aheddad.

Je dirai que c’est une des grandes prises de conscience nationaliste qui a duré plus de deux ans et à laquelle toute la population a pris part (hommes, femmes, enfants vieillards). Cette insurrection est née à Seddouk, dans la région de Bejaïa, et a embrasé toute une partie du pays : Kabylie, Aurès, les Zibans pour atteindre les régions les plus au sud.

« Inédit dans l’histoire de l’Afrique du Nord »

Il faut le souligner, c’est important historiquement (voir Kabylie 1871, L’insurrection, Koukou Editions). Essayons d’imaginer une population entière qui se mobilise pour se battre contre le colonialisme avec des moyens « rudimentaires » et affronte une armée beaucoup plus forte, organisée et technologiquement supérieure. Impressionnant ! C’est inédit dans l’histoire de l’Afrique du Nord.

On peut avancer que cette lutte a laissé de graves séquelles à l’origine d’une rupture profonde avec le colonialisme. Un choc sans nom, car les Kabyles (puisqu’il s’agit d’eux ici) ont payé un très lourd tribut. Hormis une répression terrible : mort, emprisonnement, déportation, etc., il y a eu également un programme de spoliation, d’expropriation, etc. La Kabylie a perdu plusieurs millions d’hectares séquestrés et payé un tribut de guerre de 5 milliards de francs or. Cela a permis à la France de payer sa dette à la Prusse.

La répression est énorme, lourdes sont les condamnations. Il y aura de nombreux morts, mais aussi des bannissements à Cayenne, en Nouvelle-Calédonie, à Madagascar. Le mot sikis vient de séquestre. Dès que les portes ont pu s’ouvrir pour fuir cette misère sans nom, notamment après la guerre de 1914-1918, les Kabyles quittèrent leur patrie. Après ce fut la deuxième guerre, en 1945.

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D’ailleurs 1945, fut une 2e catastrophe avec les événements du 8 mai 1945, ce n’est pas toute la Kabylie mais une partie de la basse Kabylie, qui souffrira encore de ces durs moments.

Ce sont ces raisons qui vont favoriser l’émigration vers la France. Ce pays a constitué un lieu formidable de prise de conscience de la domination coloniale. Dès les années 1920 déjà on doit à cette situation, sous l’égide de Messali Hadj, la création de l’Etoile Nord-Africaine (les partisans étaient en majorité des Kabyles). En France, ils ont pu adhérer aux syndicats, se former politiquement (avec les courants de gauche, trotskystes, communistes, etc.) et surtout se structurer politiquement.

« Une organisation extraordinaire »

Un responsable de la Fédération de France dira que dans toutes les régions de France, il y avait une cellule FLN. Ce fut une organisation extraordinaire. On peut alors se demander quelle fût cette intelligence populaire ? Cette façon de combattre qui se révélait unique, extraordinaire. Nous n’avions jamais vu des ouvriers aussi disciplinés pouvant opérer un maillage dans l’Hexagone. On disait d’eux qu’ils avaient tous comme point commun le refus de la domination coloniale et comme objectif l’indépendance de l’Algérie.

Tout cela fera qu’une fois le mouvement lancé, il a été puissant surtout en France. Il allait quadriller la France, l’Algérie aussi. Ainsi lorsque le mouvement national va s’organiser, la question de l’identité se pose : en fait, autrefois, le problème de l’identité n’existait pas de façon officielle parce que le pays était dominé par les Ottomans puis par les Français. C’est donc la première fois que les Algériens s’organisaient en tant qu’Algériens contre la colonisation. Ils sont donc amenés à se définir par rapport à l’autre.

Cette question n’a pas émergé sous les Ottomans. L’organisation politique nationale a, du coup, laissé apparaitre des divergences qui opposent deux tendances. Ces chevilles ouvrières du mouvement national en provenance de Kabylie ne se reconnaissent pas tout à fait dans les choix idéologiques du mouvement national.

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C’est à partir de là qu’il va y avoir des interrogations, une crise de confiance. Les Kabyles qui, pour certains, sont les « meneurs », des concepteurs de cette lutte (souvenez-vous de leur rôle dans les différentes wilayas à l’intérieur du pays…) sont pour certains « secondarisés » en raison de leurs origines ; d’où ce mécontentement, car officiellement on ne reconnaîtra pas leur langue ni leur identité, c’est la première fois que cette question se pose dans l’histoire. C’est cela qui va finir par créer de la rancœur.

Diasporadz : Mais, au fait, il s’est passé quoi après l’indépendance de l’Algérie, en 1962 ?

Tassadit Yacine : Après la guerre en 1962, ce ne sont pas du tout les premiers fondateurs du FLN, ni même le FLN de la guerre qui prendront les rênes du pouvoir. C’est même le contraire qui va se produire puisqu’ils sont mis hors-jeu.

Diasporadz : Et le FFS dans tout cela ?

Tassadit Yacine : Pour le FFS, même s’il n’avait pas pour fondement la revendication de la langue, il luttait pour la démocratie. Cependant, le fait que le leader soit un Kabyle Aït Ahmed, le fait qu’il ait constitué un maquis en Kabylie n’a pas manqué d’attirer les foudres du pouvoir qui réprimera les militants et toute la région sera mise à l’index.

Il ne faut d’ailleurs pas oublier que la Kabylie est une région qui a été martyrisée pendant la guerre et qui connaitra une nouvelle violence avec les troupes de Boumedienne.

Diasporadz : Ce sont les antécédents d’avril 1980 ?

Tassadit Yacine : En 1980, tout va exploser non pas que Mouloud Mammeri (comme il a été dit) ait créé le mouvement. Il n’a pas été à l’origine de l’explosion de 1980 de manière consciente mais sa trajectoire, l’ensemble de son œuvre a fourni de formidables instruments de conscientisation. La crise sociale et politique a aidé par ailleurs à ce que Mammeri devienne une figure emblématique de la contestation berbère inscrite dans les revendications démocratiques.

« La colonisation n’a pas encouragé les travaux ethnolinguistiques en Kabylie »

Mammeri a été un des rares intellectuels à avoir accompagné cette frustration populaire par la création, la recherche scientifique et intellectuelle. C’est très important de le préciser. Il a pris conscience très tôt, déjà quand il était étudiant au Maroc puis en Algérie. Il a saisi la gravité de cette interdiction qui va indéniablement avec l’effacement de la mémoire.

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Sous la colonisation, il y avait certes des recherches ethnographiques, sociologiques sur le monde algérien, mais il est faux de dire que la colonisation a encouragé les travaux ethnolinguistiques surtout en Kabylie. Ces travaux ont existé partout pour connaître les populations algériennes et administrer leur colonie et non pour les favoriser.

Diasporadz : Comment peut-on expliquer le phénomène Mammeri et la question berbère ?

Tassadit Yacine : Mammeri est un personnage important avec un parcours exceptionnel. Il est issu d’une famille privilégiée non pas économiquement (comme on le rapporte) mais socialement et culturellement. Son père était armurier et poète (amusnaw) kabyle, son oncle était un grand intellectuel arabisant et avait un rang de ministre au Maroc, sous Mohammed V. C’est à Rabat, à l’âge de 6-7 ans qu’il prend conscience de l’importance de sa langue et de sa culture qu’il redécouvre avec bonheur à Rabat.

Au Maroc, le Résident général, Lyautey a préservé les cultures du Maroc après l‘expérience algérienne. Lyautey reconnait que la colonisation a dévasté le patrimoine culturel algérien. Il a ainsi protégé de destruction les structures socio-anthropologiques du Maroc alors sous protectorat.

« Se réclamer de la Kabylie était suspect »

Cette prise de conscience chez Mammeri découle de l’expérience marocaine et certainement de son combat pour l’Algérie (de 1945 à 1962). On lui doit la rédaction des rapports à l’ONU pendant la guerre d’Algérie. Mais auparavant en 1952, à la sortie de son roman, La Colline oubliée, il lui sera reproché de faire « exister » la Kabylie, sa région natale dans une fiction. Se réclamer de la Kabylie était en quelque sorte suspect de collaboration avec la colonisation.

Diasporadz : C’est ce que l’on reproche aussi à Bourdieu, car il travaillait sur la Kabylie. Non ?

Tassadit Yacine : Effectivement pour Bourdieu, c’est encore plus accentué parce qu’en plus il n’est pas d’origine algérienne. On reviendra plus en détail si vous voulez. Je crois qu’il régnait un réel déni de la pluralité algérienne. Il s’agirait d’une espèce de suspicion à l’égard des régions berbérophones. Personne n’aurait critiqué Mohammed Dib parce que ses romans font référence à Tlemcen ni Kateb Yacine parce que « Nedjma » se rapporte à Constantine.

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Cette mauvaise interprétation n’a rendu service à personne, elle persiste encore dans l’esprit de beaucoup. On va même laisser croire que le colonisateur a créé de toute pièce une population une culture, une histoire.

Certes, le colonisateur a révélé l’existence de croyances, de coutumes, de pratiques linguistiques parce qu’il voulait connaître « sa » colonie, pour mieux la gérer, la dominer et non pour la servir. Ses travaux ont porté sur les régions arabophones également. On a de très grands travaux sur l’islam et surtout l’islam populaire (Doutté, Desparmet, Laoust, Dermenghem, Trumelet, Depont et Copolani, De neveu, etc.).

Diasporadz : Se référant à l’histoire, ne sont-ils pas, eux, les Français qui ont créé en Algérie les bureaux arabes ?

Tassadit Yacine : Effectivement, les Français ont créé les Bureaux arabes et l’Orientalisme. L’orientalisme a fait école à l’Université d’Alger. On étudie l’arabe, la poésie, la littérature, la peinture, etc. Il y a de très beaux travaux qu’on doit aux Orientalistes. Il ne faut pas tout rejeter d’un revers de main.

Tassadit Yassine : Le Printemps berbère s’est nourri de toutes les frustrations culturelles et politiques

Fermons cette parenthèse et revenons au sujet principal : Le mouvement berbère va alors se nourrir de toutes ces frustrations, au niveau culturel mais aussi au niveau politique.

Il y a eu l’expérience du FFS en 1963, qui connaitra des moments forts, mais aussi le creux de la vague. La politique du pouvoir central n’a pas été juste avec la revendication démocratique du FFS. On a voulu à tout prix l’associer à une revendication séparatiste kabyle, c’est-à-dire ethnique : une véritable hérésie.

C’est un combat nationaliste contre le pouvoir central autoritaire et anti-démocratique. C’est une manière de le circonscrire à une région en le détournant de son objectif principal une lutte contre un pouvoir fondé sur le parti unique et l’armée.

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Par contre, Boudiaf, contestant de la même manière ce même pouvoir ne sera pourtant pas perçu comme séparatiste ni ethniciste parce qu’il est natif de M’sila.

En réalité, les autorités de cette période, par leurs réactions, ont nourri la prise de conscience des natifs de Kabylie en leur faisant croire qu’ils étaient « différents » et moins « algériens » que les arabophones parce qu’ils étaient attachés à leur langue et à leur culture. On revient au vieil adage : diviser pour mieux régner. Les dominés ici retournent le stigmate contre leurs dominants.

Diasporadz : La répression accouche de l’explosion, dit-on.

Tassadit Yacine : Le fait que Mammeri ait des adeptes, des gens qui le lisent, le suivent, en accord avec lui n’a pas du tout plu au système. C’était l’illustration qu’une « communauté » se réclamant de la berbérité existait alors qu’elle était « invisible et innommable», elle ne se manifestait pas en tant que telle sous son vrai nom mais avec un nom d’emprunt Comme dirait Kateb Yacine, avril 1980 est un tonnerre, une explosion d’une colère sourde sous un ciel serein.

Le Wali de l’époque qui interdit par excès de zèle la conférence de Mouloud Mammeri sur la poésie ancienne (poésie en majeure partie religieuse) connaissait très bien la situation. Il n’était qu’un exécutant d’une politique dictée par sa hiérarchie. Mammeri a été mis à l’écart depuis 1967 alors qu’il avait joué un rôle de premier plan depuis 1963, puisqu’il a représenté officiellement la littérature algérienne. Mammeri était président des écrivains algériens. Il a été remercié en toute discrétion.

Au fond, le pouvoir politique craignait cette conférence, parce qu’elle ralliait tous les jeunes marginalisés, insatisfaits, c’était donc un moment de rassemblement qui pouvait tourner à l’émeute. Auparavant, bien avant 1980, Taos Amrouche par exemple présente au PANAF en 1967 et a été interdite de se produire sur scène dans son propre pays. Ce sont tous ces éléments qui ont conduit à cette explosion en 1980.

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Cependant, ce qui est intéressant, c’est tout ce qui s’est déroulé politiquement par la suite. Je crois, que depuis 1980, il n’y aura jamais plus, sauf avec le Hirak, de mouvement aussi mûr, aussi ouvert, aussi démocratique représentant la reconnaissance de l’identité plurielle de l’Afrique du Nord : avec ses langues, son histoire dans la durée depuis le néolithique à nos jours.

Diasporadz : Le territoire aussi ?

Tassadit Yacine : Son territoire bien entendu. L’histoire c’est aussi ante et post-islamique.

Diasporadz : Le Printemps d’avril 1980 n’est-il pas à l’origine de l’ouverture politique en Algérie ?

Tassadit Yacine : Oui aussi et même l’accès au syndicalisme, un syndicalisme très large, l’égalité des langues populaires. Parce que l’on considérait que l’Algérie était un peuple où il y avait une pluralité linguistique : les deux plus grandes langues étaient l’arabe dialectal et Tamazight.

Il y avait encore d’autres revendications dans ce mouvement avec des appartenances politiques différentes : il y avait des trotskistes, des gens du PT, du FFS, du PAGS. Il y avait toutes les tendances politiques réunies et c’était un mouvement plus réaliste et inclusif. Ce fut un grand acquis pour un pays comme l’Algérie. Si seulement, ce programme avait été appliqué comme projet de société on aurait peut-être évité les événements des années 1990.

Diasporadz : Il sera porté par le MCB

Tassadit Yacine : Oui il va être porté par le MCB, mais au départ il n’y avait pas le MCB. C’est par la suite, qu’il va naître. C’était un projet de gauche, socialiste ouvert. Ce n’est pas du tout le cas à présent.

Diasporadz : Revenons à Mammeri

Tassadit Yacine : Je pense qu’intellectuellement, Mouloud Mammeri était heureux de voir les jeunes avec le désir de reconstruire un pays avec l’ensemble de ses richesses culturelles dans un esprit d’ouverture et d’égalité sociale.

Pour lui, ce n’était pas du tout un mouvement de repli. Bien au contraire, il fallait s’inscrire dans l’humanisme et l’universalisme, l’Afrique du Nord avait beaucoup donné à l’Occident. Il avait espéré que l’Algérie renoue avec son histoire plurielle en s’appuyant sur les grands philosophes comme Saint-Augustin, Saint-Cyprien, Arnobe en passant par ceux du Moyen-Age, les philosophes musulmans. Mammeri a été un très grand admirateur d’Ibn Khaldoun et d’Ibn Rochd.

Diasporadz : Peut-on imaginer le mouvement de 1980, sans la présence de Mouloud Mammeri ?

Tassadit Yacine : Oui, sans doute, mais ça n’aurait pas pris toute cette dimension. Il y aurait quand même eu des débordements, car à cette époque, rappelons-le, les gens étaient malheureux. C’était une revendication identitaire comme ça peut exister ailleurs, c’est évident mais Mouloud Mammeri a donné à ce mouvement une coloration intellectuelle que n’avaient pas nos voisins (les pays de l’Afrique du nord). Il fallait sortir la berbérité du local pour l’inscrire dans un espace plus large, universel.

Mouloud Mammeri était romancier, par son statut chercheur aussi. Il était sur le terrain. Cependant, Kateb Yacine est une personne qui a pris conscience très tôt de l’importance de la culture et de l’histoire amazighe. C’était un militant très engagé mais qui ne pratiquait pas sa langue. Il voulait recueillir tous les témoignages sur le terrain, la poésie chaouie.

Diasporadz : Au fait, même Kateb Yacine avait soutenu l’éclosion du printemps berbère d’avril 1980, n’est-ce pas ?

Tassadit Yacine : Oui bien sûr, lui, c’est surtout le théâtre ; au théâtre il a écrit « La Guerre de 2000 ans », qui est un véritable chef d’œuvre. « La Guerre de 2000 ans », c’est l’histoire de la reine de l’Aurès Kahina en lutte pour son pays.

Diasporadz : La plupart des animateurs actuels ont quitté pour créer des partis politiques, ne trouvez-vous pas que c’est une erreur ?

Tassadit Yacine : C’est une erreur dites-vous ? Je ne peux pas porter de jugement. Je pense que l’on ne peut pas éviter des évolutions, des dérives ou même des radicalisations de la part de ceux qui n’ont pas été satisfaits ou animés par des ambitieux tout simplement.

Comme dans les trois ou quatre pays d’Afrique du Nord aucune réponse immédiate n’a été apportée à des revendications légitimes, il fallait s’attendre à l’émergence de courants autres que ceux d’avril 1980.

Il aurait fallu reconnaître la justesse des revendications du Printemps berbère car elles correspondaient à une situation réelle. Surtout que les parents de ces jeunes étaient eux-mêmes des militants de la cause nationale. Pour ma part, je suis très sensible à cette cause.

Nous savons tous très bien le prix payé par la Kabylie, il fallait reconnaitre cette question immédiatement après l’Indépendance. Le problème linguistique berbère, appelons-le ainsi, n’est pas une invention et n’était pas du tout idéologique. Cela correspondait aux attentes de la base, de ceux qui avaient tout sacrifié pour la libération de leur pays.

C’est d’autant plus vrai que ça s’est étendu depuis à toute l’Afrique du Nord, la langue est enfin reconnue. Il existe des institutions, même s’il reste encore beaucoup à faire en matière de qualité, de relève, de formation, de recherche.

Cependant, on ne peut pas dire que rien ne se fait, même si tout se réalise avec beaucoup de difficultés, de lenteur, d’absence de débouché. Le tabou est levé dans toute l’Afrique du Nord. C’est un gain historique. Il faudrait par exemple lâcher du lest au niveau des libertés démocratiques (liberté de presse, d’opinion, etc.). On assiste à un cercle vicieux, la répression pousse à la radicalisation et la radicalisation à la répression et ainsi de suite.

Les emprisonnements et les condamnations à mort ne règlent rien, cela produit l’effet contraire. Car elle fournit une légitimité aux revendications de leurs auteurs. Les jeunes, vont très mal, ils en arrivent jusqu’à traverser la Méditerranée au risque de leur vie. Il y a une cause à cela. Il faut traiter la cause et non s’en prendre aux effets.

À partir du moment, où existent des problèmes sociaux, économiques et politiques, on ne peut empêcher les gens de faire ce qu’ils ont envie de faire. Ils ne sont pas encadrés, pas formés ni même informés. Il en résulte des catastrophes qui engendrent des dérives. On a en mémoire celles des islamistes, que l’on a payées cher. On ne peut pas empêcher les autres mouvements d’en faire de même et ensuite leur reprocher de trouver refuge auprès de régimes les plus rétrogrades.

J’appelle ça « la Zemourisation » des mentalités : on tente de combattre le mal en faisant encore plus de mal à ceux qu’on croit défendre. En essayant de combattre en faveur des populations lésées on finit par les mettre en danger. On jette de l’huile sur le feu, parce que les réalités nord-africaines, ne sont pas celles des pays européens. L’Algérie n’est pas l’Espagne, ni l’Allemagne et encore moins la Suisse. Il ne s’agit pas de choix mais d’une absence d’alternative. Les groupes minorés par la langue ou par la religion sont mal considérées dans l’aire arabe et musulmane. Il y a de nombreux exemples.

Saddam Hussein par exemple n’a pas hésité un seul instant à gazer les Kurdes au vu et au su du monde entier : les pays arabes et les Occidentaux réunis. Dans ces pays, comme dans les pays d’Afrique d’ailleurs, le rejet des « minorités » (au niveau du statut) est monnaie courante. C’est détestable, bien évidemment. Cependant cela n’autorise pas à marcher la main dans la main avec les tenants d’une idéologie d’extrême droite et prétendre à la démocratie, à l’égalité des droits.

Diasporadz : Alors selon vous, avril 1980 à Tizi-Ouzou ou avril 1981 à Béjaïa, pratiquement ce sont les mêmes causes qui ont donné naissance aux mêmes résultats ?

Tassadit Yacine : Oui, en sociologie, on dit que les mêmes causes produisent les mêmes effets. Avril 1980, c’était différent, les gens souhaitaient surtout la reconnaissance de la culture, de la langue, des droits démocratiques, mais ils n’aspiraient pas forcément au pouvoir. Aujourd’hui, c’est tout le contraire, certains réclament le pouvoir sans projet de société.

Diasporadz : L’héritage aujourd’hui se traduit donc par ces mots : Nous souhaitons juste le pouvoir et le reste nous importe peu.

Tassadit Yacine : Pour certains, oui. La pensée fasciste ne produit pas de culture. La seule culture, c’est la destruction de ce qui existe et surtout lorsqu’elle n’émane pas de sa propre idéologie.

Diasporadz : Est-ce que Mammeri s’est exprimé au sujet de l’indépendance de la Kabylie ?

Tassadit Yacine : Vous me faites rire ! Le problème ne se posait pas en ces termes. Incroyable mais vrai, des chercheurs (Abdelkader Djeghloul et Jacqueline Pluet dans la revue AWAL) l’ont interrogé sur le sujet. Il a répondu en disant qu’il n’a jamais envisagé cette question et qu’il ne le souhaitait pas.

Comme je l’ai déjà dit plus haut, Mammeri était dans une vision amazighe large (méditerranéenne et africaine) incluant toutes les composantes qui ont foulé l’espace nord-africain depuis les temps les plus reculés… Selon lui, l’amazigh a nourri l’espace méditerranéen et saharien et il s’est aussi nourri de lui. L’amazighité est donc le produit d’une sédimentation plurimillénaire inscrite dans une spatialité et une temporalité difficile à circonscrire.

K. L. C.

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