dimanche, 19 mai 2024
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Tahar Ibtatene : de la Résistance française à la Révolution algérienne  

A l’heure où la mémoire est convoquée à travers l’histoire récente franco-algérienne, on ne saurait faire l’impasse d’évoquer certains acteurs du récit entre les deux pays, à l’instar de Tahar Ibtatene qui consacra une vie passionnante à tenter de défendre et à aimer à la fois la France et l’Algérie.

Le nom de Tahar Ibtatene évoque peu de choses pour le grand public – cela semble normal à la lueur de ce qu’il était, un agent secret au service de la Résistance pendant la Seconde Guerre, et combattant FLN au service de la Révolution algérienne -, et au contexte dans lequel il a évolué. Sa vie se confond avec l’histoire contemporaine algérienne et française.

Tahar Ibtatene est né en Haute Kabylie à Aïn El Hammam le 27 février 1909. Il eut une enfance difficile, à l’image de ses camarades, dans cette région montagneuse et rude d’Algérie où la misère affectait toutes les familles.

Enfant, il se distingua très vite de ses camarades par son intelligence exceptionnelle et par sa débrouillardise. Il eut la chance d’avoir été scolarisé jusqu’au certificat d’étude primaire chez les Pères blancs à proximité de son village de Tililit d’Ait Menguellet. Puis en 1924, du haut de ses 15 ans il prit la route de la Métropole.  

A Marseille et à Paris, le destin de ce jeune homme bascula dans une vie de solitude et de travail acharné pour subvenir à ses besoins, loin d’une Algérie apparemment trop étroite pour lui.

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L’adolescent avide de connaissances et d’émancipation a dû se frayer un chemin dans cette France des années 1930 bouleversée par la crise économique et sociale, où la xénophobie et l’antisémitisme étaient plus visibles et accentués à cette époque. Il vécut comme il le pouvait, au jour le jour, grâce à de petits boulots occasionnels.

Jeune homme, il était vif d’esprit et intelligent. Il savait s’imposer rapidement auprès des gens. Esprit curieux et désireux de réussir dans la société, il a dû parfaire son éducation en suivant régulièrement les cours du soir.

Paris et sa région étaient les lieux idéals pour apercevoir l’écart de traitement entre les citoyens français et les travailleurs venus d’Algérie. Dans les faits, ces derniers étaient considérés comme des citoyens de seconde zone. Ses sentiments nationalistes naissaient peu à peu aux contacts de ses frères algériens et d’Afrique du Nord.

Ce qui l’incitera par ailleurs à devenir insoumis à l’obligation du service national imposé en Métropole pour les jeunes de sa classe d’âge, en 1929. La police l’arrêtera en 1930, et l’incorpore d’office à l’armée, dans l’infanterie. Il sera réformé par cette même armée en 1939 pour le retrouver curieusement, un an plus tard, au sein des services secrets français.

La résistance au nazisme

Dès la défaite de la France face à l’Allemagne nazie, Tahar Ibtatene décide de combattre le nazisme sous toutes les formes. Il excellera dans les domaines du renseignement et du contre-espionnage. Ses aptitudes intellectuelles, son courage et ses traits de caractères feront qu’il deviendra un agent secret imminent et de grande qualité.

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Il fut en relation très tôt avec les pionniers et artisans des services secrets français, tels que Roger Warin (dit Wybot) et Robert Blémant, ainsi que les services secrets de l’armée de l’armistice.

Il rejoignit par la suite en octobre 1943 le Bureau Central du Renseignement et d’Action, le BCRA, le bras armé de l’action du Général de Gaulle au sein de la Résistance. Il incorpora le réseau Marco-Polo, sous le grade de sous-lieutenant, chef des équipes de protection du réseau, et puis en tant que chargé de mission à l’Etat-Major de la Direction Générale des Etudes et Recherches.

Tahar Ibatatene a rejoint le réseau Marco Polo, sous le grade de sous-lieutenant, chef des équipes de protection du réseau, et sera chargé de mission à l’état-major de la Direction Générale des Etudes et Recherches. Photo DR

Le réseau Marco-Polo comptait jusqu’à 900 membres à l’échelle nationale et était réputé pour la protection des savants français et pour avoir récupéré des documents stratégiques auprès de l’ennemi. Il a à son compte également des actions militaires de grande importance à travers tout le territoire national pendant l’occupation allemande.

Tahar Ibtatene était à la fois dans l’organisation et la conception de certaines actions. Il mena ses missions à chaque fois avec beaucoup de professionnalisme et de bravoure. Les nombreuses archives issues du département de la Résistance au sein des Archives Historiques de la Défense, ainsi que celles en possession, témoignent de son degré d’implication importante dans le combat contre le nazisme et de ses actions déterminantes.

Son rôle pendant la Seconde Guerre mondiale

Ayant été en contact dès 1940 avec les principaux responsables des Services secrets français du Général de Gaulle, Tahar Ibtatene fut attaché au Renseignement et au Contre-espionnage au service de la France Libre.

Les actions de Tahar Ibtatene dans la Résistance sont nombreuses et capitales historiquement. Il a notamment approché certains membres du gouvernement de Vichy dès 1940 pour le compte de la Résistance. Aussi, il a dérobé aux Allemands des documents importants et stratégiques pour le compte de la Résistance dont les correspondances entre les généraux allemands et Laval (Chef du Gouvernement français sous Vichy), et du PPF, parti fasciste de Jacques Doriot et bien d’autres encore.

Sur ordre de sa hiérarchie, il a infiltré l’ennemi allemand et les agents de la Gestapo ; ce qui lui a valu des démêlés avec les autorités françaises en 1946. Grace à sa clairvoyance, il en sortira blanchi de toutes les accusations mensongères fomentées à son encontre.

Le Réseau Marco-Polo avait « contacté » Tahar Ibtatene en octobre 1943. Celui-ci en deviendra l’une des chevilles ouvrières à Lyon, Bordeaux, Marseille, mais principalement en Zone Occupée en Région Parisienne.

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Tahar Ibtatene fut à l’origine de la récupération des plans V1 et V2 (premières fusées de l’histoire, et armes secrètes de Hitler).  Il organise l’attentat contre le docteur Friedrich (Fred Dambmann de Radio Paris), chef de la propagande nazie en France et bras droit de Himmler (la personnalité la plus influente du 3e Reich après Hitler).

Il combattit sur le territoire national Henri Lafont, chef de la Gestapo française, et sa milice de collabos dont certains étaient originaires d’Afrique du Nord. Sans compter les actes héroïques à la Libération de Paris.

Il fût à la manœuvre dès le 17 août 1944, avant le début de l’Insurrection Nationale du 19 août suivant. Lorsqu’on se plonge dans la vie de ce Résistant nous découvrons qu’il a accompli des missions des plus dangereuses et périlleuses, qu’il était animé d’un grand sentiment patriotique.

La Révolution algérienne

Tahar Ibtatene rejoint la cause du FLN dès 1954, au déclenchement de la guerre d’Algérie, et plus tard au sein de la Fédération de France. Celle-ci mena le combat sur le territoire de l’ennemi, dans la Métropole. Il avait pour lui de surcroît la maturité d’un homme de 45 ans et l’expérience de l’ancien officier des services secrets français, aguerri dans la Résistance française.

Il se met à la disposition du FLN et de la Révolution algérienne. Il aura maille à partir à diverses occasions avec la police de Maurice Papon. Il sera condamné et assigné à résidence en 1959 (notamment pour atteinte à la sûreté extérieure de l’Etat).

Il échappa à plusieurs tentatives d’assassinats, dont celle organisée par le MNA en avril 1961 en faisant exploser une bombe dans son établissement commercial situé au 84 bd de la Chapelle à Paris 18e.

En fin connaisseur de la politique française, Tahar Ibtatene était convaincu que seul un retour du général de Gaulle aux affaires pouvait permettre « un dénouement honorable » et une issue politique de la Guerre d’Algérie, enfin une voie vers l’indépendance algérienne.

Il soutiendra la politique du général de Gaulle dès mai 1958, ce qui par ailleurs ne l’avait pas empêché d’organiser et de soutenir ses frères algériens dans les combats que menait le FLN en France et en Algérie.

En tant que combattant du FLN, il a été à la fois collecteur de fonds, juge FLN, organisateur d’actions, facilitateur d’opérations en faveur du FLN (récupération et achat d’armes en France et à l’étranger).

Il a été aussi un lien, voire un canal privilégié pour les gaullistes dans le dialogue avec le FLN et pour une solution politique de la Guerre d’Algérie. Voilà un exemple de personnage dont l’itinéraire exceptionnel pourrait contribuer au rapprochement des mémoires et des peuples.

Les rendez-vous manqués

L’indépendance acquise, Tahar Ibtatene rejoindra son pays l’Algérie dès janvier 1963. Il avait dans ses bagages de grands projets de développement économique. Il souhaitait investir dans le Sud algérien dans le domaine de l’agriculture. Il envisageait de commencer par installer des dépôts frigorifiques. Mais la situation et le contexte politique du pays l’ont dissuadé.

Au printemps 1965, tout juste avant de regagner la France, il dira furieusement à Ben Bella dans la résidence présidentielle Villa Joly : « Je ne vous ai pas aidés pour arriver à cette situation catastrophique ».

Plus tard après la guerre, il dira à ses interlocuteurs qu’il y avait eu beaucoup de rendez-vous manqués par l’Algérie malheureusement et que ce jeune Etat indépendant pouvait réussir sa décolonisation.

Cependant il garda toujours espoir en la jeunesse. Bien qu’il n’était pas socialiste, mais plutôt gaulliste et proche de Jacques Chaban Delmas puis de Jacques Chirac, Tahar Ibtatene soutiendra à partir des années 1970 le parti politique algérien du Front des Forces Socialistes.

Pendant toute la période de la clandestinité et de l’exil du parti en France, le FFS avait élu domicile, et pour QG, chez monsieur Ibtatene au 84 bd de la Chapelle Paris 18e, dans son café hôtel restaurant acquis en 1954.

Après la guerre, il rencontra à plusieurs reprises Krim Belkacem de passage à Paris. Ils furent même proches selon certains témoignages. Deux hommes d’action, deux destins différents, l’un nous a quittés très tôt et très jeune, l’autre s’est résigné à la réalité historique de l’époque, en s’éloignant de son pays et des affaires algériennes.

Tahar Ibtatene – dit Tintin – était respecté par les Gaullistes de la première heure, ainsi que d’une petite poignée de responsables FLN ayant croisé son chemin, mais également craint par d’autres.

Il décédera à Paris à l’âge de 91 ans en février 2000, emportant avec lui ses nombreux secrets, cependant avec le sentiment du devoir accompli, celui d’avoir combattu le nazisme et puis le colonialisme.

Aujourd’hui, il est légitime de se poser cette question : à quand une reconnaissance nationale en France et en Algérie pour ce combattant de la liberté qu’était Tahar Ibtatene ? Les archives et les faits parlent pour lui !

Lyazid Benhami 1

Distinctions :

  • A l’occasion de la Seconde Guerre mondiale, Tahar Ibtatene, a été décoré de la Croix de Guerre 1939/1945, avec deux citations, à l’ordre de la Brigade et à l’ordre du Régiment. Ainsi que de la Médaille du Résistant volontaire et de la Médaille du Combattant.
  • Reconnu Membre de l’OCFLN en commission spéciale en décembre 1968 pour la Guerre d’Algérie
  1. Lyazid Benhami est l’auteur du livre : Tahar Ibtatene dit Tintin, héros de la Résistance (1940-1945) et de la Guerre d’Algérie (1954- 1962), chez L’Harmattan. ↩︎
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