Tout commence le lundi 10 mars 1980 avant que n’éclate le mouvement berbère d’ampleur jusque-là inégalée.
Ce jour-là, une conférence du professeur Mouloud Mammeri sur la poésie ancestrale consignée dans son livre « la Poésie kabyle ancienne1 » devait se tenir à l’université de Tizi-Ouzou 2 à l’invitation du comité des étudiants de ladite université.
Non au diktat : une manifestation historique
Les autorités ne l’avaient pas entendu de cette oreille et ont ordonné à la police locale de procéder à l’interpellation du célèbre conférencier. Dès le lendemain, une partie des étudiants, du corps enseignant et de l’administration a riposté contre ce diktat en organisant une manifestation historique devant le siège de la wilaya.
Ils voulaient faire entendre leur réprobation contre cette censure et contre l’étouffement systématique et vexatoire de la culture amazighe. Les manifestants scandaient en kabyle et en français les mots d’ordre « halte à la répression culturelle » ; « culture berbère, culture algérienne » ; « y en a marre de l’injustice » (neɛya di lbaṭel)…
Les jours et les semaines suivants connurent d’autres manifestations et toute la région puis une partie d’Alger s’enflamment pour se dresser contre la politique discriminatoire du pouvoir central à l’égard de toute expression amazighe.
Des partis politiques clandestins, particulièrement le FFS, sortent du bois et se positionnent en leaders du mouvement. Ragaillardis par l’ampleur de la révolte, ils affrontent ouvertement le FLN3 et ses satellites comme l’UGTA4, l’UNJA5 et tutti quanti.
La nuit du 19 au 20 avril
Des grèves succèdent aux manifestations publiques et touchent tous les secteurs éducatif, commercial et économique de Kabylie pour rallier les villages les plus reculés. L’émoi atteint fortement toutes les générations comme si, d’outre-tombe, un souffle ancestral revenait en force appelant à ressouder une union trop longtemps mise à mal.
L’université devint le cœur de la contestation et le centre incontesté de la décision. Les débats furent fiévreux et les assemblées générales se multiplièrent donnant plus d’épaisseur au comité des étudiants.
Pour tenter de stopper un tel élan politique alimenté par une forte charge émotionnelle, le pouvoir choisit la manière forte. Dans la nuit du 19 au 20 avril, les forces de répression violent la franchise universitaire et procèdent à des attaques en règle contre tous les résidents des campus des garçons et filles de la ville. D’autres éléments, armes à la main, sont allés chercher brutalement chez eux tous les militants plus ou moins connus dans la région de Kabylie.
Ouvriers, ingénieurs, infirmiers, médecins, avocats, enseignants furent arrêtés, entassés dans des commissariats, des secteurs de la gendarmerie ou dans des locaux des services de la Sécurité Militaire. Des centaines d’entre eux furent déférés devant des tribunaux débordés et tout ouïe aux décisions du pouvoir politique et sécuritaire. 24 d’entre eux sont traduits de la cour de la sûreté de l’État !
Des centaines de personnes furent indistinctement frappées, emprisonnées, torturées ou sévèrement blessées. Les informations et les rumeurs les plus folles circulaient dans la région à grand coefficient d’accélération. Il faut dire que la densité6 de population de la Kabylie est si massive qu’elle faisait office de ce que sont les réseaux sociaux aujourd’hui. Une véritable toile contestataire se tisse de part en part pour répandre l’insurrection.
Un tabou a volé en éclats
Tous ces éléments factuels étant introduits, il faut dire que nous avons suffisamment de recul aujourd’hui pour ne pas nous en tenir qu’à ces faits ou nous satisfaire des seules analyses politiques lors même que l’onde de choc a touché la capitale algérienne mais aussi l’ensemble de l’Algérie, des pays limitrophes et ceux où résident nos diasporas. Elle a naturellement secoué aussi toutes les forces politiques en présence et brisé le silence et la peur en vigueur jusque-là. C’est un tabou qui a volé en éclats.
La charge émotionnelle qui a accompagné le mouvement tout au long de ses soubresauts et qui sert encore de point d’ancrage, fait du 20 avril 1980 une date symbolique par excellence commémorée bien au-delà des frontières de la Kabylie.
Ni le premier novembre, ni le 5 juillet qui marquent pourtant le début et la fin de la guerre d’Algérie contre le système coloniale ne connaissent un tel intérêt mémoriel ou une effervescence aussi retentissante, aussi vibrante et emblématique.
Le fait que cet événement soit encore aujourd’hui nié par les pouvoirs publics ou minimisé par les populations qui ne se considèrent pas amazighes en terre de Tamazgha, lui donne une dimension psychologique voire psychanalytique aiguë et lui confère sans doute aussi une profondeur psychogénéalogique.
Ces chocs traumatiques constituent, en effet, un capital de souffrances dont les répliques tragiques de 2001 et les suivantes comme l’interdiction du drapeau amazigh par le défunt général Ahmed Gaïd-Salah et surtout les incendies de 2021 suivis de l’assassinat de Djamel Bensmaïl réglé hâtivement par le recours à des condamnations à mort outrageantes.
Du coup, les berbères, pas seulement les Kabyles, ne parviennent ni à vivre en paix avec eux-mêmes, ni à être en symbiose avec les institutions de leur pays respectif du fait de ce traumatisme initial (initiatique aussi) de 80 devenu une ligne de démarcation dans leur histoire contemporaine. Sur la terre de leurs aïeux, ils se sentent comme membres d’une maison commune dans laquelle leurs familles sont traitées de façon offensante, discriminante et violente.
Un labyrinthe anthropo-psycho-historique
C’est pourquoi, explorer la profondeur des blessures individuelles et collectives et considérer les diverses dimensions que charrie le mouvement berbère de 1980 nous permet d’aller un peu plus loin que les discours que nous avons l’habitude de tenir sur cette période.
Il faut entrer tout doucement dans un labyrinthe anthropo-psycho-historique sensible pour tenter d’y trouver ce qui nous tourmente, ce qui constitue le tissu et les ressorts de notre vie linguistique, culturelle, affective et psychogénéalogique.
Je ne vois pas comment faire l’économie d’une telle approche si l’on veut comprendre un tant soit peu nos névroses collectives actuelles et mesurer l’ampleur des humiliations qui re-génèrent encore nos ressentiments au point de faire de « ulac ssmah ulac » un mot d’ordre plus traumatisant pour nous-mêmes que pour ceux auxquels il est adressé.
Une ancestralité positive
Le mouvement berbère de 1980 a, du coup, ceci de particulier : il a éveillé en nous les fantômes de 1949 et de la guerre d’Algérie pour ne pas remonter à plus loin. Il a levé des secrets non seulement au sens historique du terme mais surtout au sens généalogique et psychanalytique.
Les cadavres kabyles entassés les uns sur les autres (et parfois sans sépulture7) pour cause de défense de l’amazighité ou de libération nationale n’alimentent pas des identifications nostalgiques ou mélancoliques.
Ils nourrissent au contraire, par le biais de leur anza8, une ancestralité positive qui assure encore aux pères de nos pères des rôles de responsabilité au profit des vivants9. Le retour en force dans le paysage émotionnel de ces ancêtres combatifs signe, pour les militants de 1980 et pour ceux d’aujourd’hui, l’appropriation d’une histoire glorieuse.
Du coup, la dimension traumatique devient un capital symbolique, voire un idéal de sacrifice devenu instrument de mesure de militantisme. L’exemplarité imposé par l’ancêtre devient une voie d’identification collective, son sacrifice se transforme en un héritage culturel. C’est sans doute pourquoi les hommages et les recueillements se multiplient dans tous les villages.
Ouvrir des portes fraternelles
Pour conclure de façon un peu lapidaire, disons que l’ancêtre est devenu le moderne. Le défunt-militant, loin de perturber la vie, il la maintient, au contraire, bien ancrée dans le cœur des vivants.
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Cela est d’autant plus marquant chez tous ces militants qui se sentent comme de « mauvais-vivants » parce que leur énergie vitale ou leur vie simplement, semble inemployée voire inutile.
En avril 2001, après l’assassinat abjecte de Guermah Massinisssa au cœur de la brigade de gendarmerie des At Dwala et de 128 autres jeunes, un militant écrivait « vous ne pouvez pas nous tuer, nous sommes déjà morts ».
Avril 80, nous l’avons vu succinctement, est une fabrique des ancêtres et ces derniers restent, malgré ou grâce à la douleur sans cesse réactivée, des éléments clés du combat présent. L’esprit du mouvement n’a donc aucun risque de s’éteindre.
La « balle » réparatrice est aujourd’hui dans le camp des gouvernants. Il leur appartient de sortir du déni, de conclure à la responsabilité de l’État, de promouvoir une politique intelligente et courageuse en faveur de tamazight parce qu’il n’est jamais trop tard pour bien faire.
Des portes fraternelles doivent s’ouvrir rapidement et largement pour fermer celles des lendemains menaçants. C’est alors, et seulement alors, que la paix intérieure, la paix sociale, la stabilité politique seront au rendez-vous.
Hacène Hireche, économiste et neurolinguiste.
- Mouloud Mammeri, Poésie kabyle ancienne. Éditions François Maspero, Paris ↩︎
- Université baptisée depuis du nom de Mouloud Mammeri ↩︎
- FLN : Front de Libération nationale, à l’époque parti unique placé dans le pôle de la décision ↩︎
- UGTA : Union Générale des Travailleurs Algériens, syndicat inféodé au pouvoir ↩︎
- UNJA : Union Nationale de la Jeunesse algérienne, organe chargé de faire échec à toute initiative prise en dehors des structures officielles ↩︎
- De près de 250 habitants au km², la densité de la population en Kabylie est par mi les plus élevée du pourtour méditerranéen. ↩︎
- Le corps d’Abane Ramdane assassiné par ses pairs est toujours « introuvable », celui du colonel Amirouche a été longtemps séquestré par le colonel-président Boukharouba de peur qu’il lui fasse de l’ombre au sens propre et figuré. ↩︎
- Anza est le gémissement mystérieux qui ressurgit chaque année après un meurtre pour effrayer régulièrement les coupables et venger ainsi les proches de victime. ↩︎
- Les noms d’Ali Laïmeche, M’arek Aït Menguellet, Amar Ould Hamouda, Benaï Ouali, d’Ali Mécili ↩︎