lundi, 20 mai 2024
DiasporadzEntretienChristophe Lafaye : "Le sujet sur la guerre chimique en Algérie broie des individus en France"

Christophe Lafaye : « Le sujet sur la guerre chimique en Algérie broie des individus en France »

L’historien et chercheur Christophe Lafaye revient dans cet entretien à Diaporadz sur le problème de l’accès aux archives militaires en France en rapport avec la Guerre d’Algérie, notamment celles concernant les dossiers sensibles, comme celui portant sur l’utilisation de l’arme chimique.

Christophe Lafaye est historien, spécialiste d’histoire militaire française, et chercheur associé au laboratoire CHERPA (Sciences Po Aix) et au Groupe de Recherche en Histoire (GRHis) de l’université de Rouen.

Entretien réalisé par Kamel Lakhdar Chaouche

Diasporadz : Certains historiens témoignent qu’ils ont été régulièrement confrontés au refus du ministère de l’Armée quant à leurs demandes de consulter certaines archives liées à leurs travaux de recherche. N’avez-vous déjà pas été confronté à cette situation ?

Christophe Lafaye : Malheureusement, la France n’est pas encore exemplaire sur la question de l’accès à ses archives militaires historiques. Les historiens rencontrent encore de nombreux problèmes pour accéder à certains fonds et pas seulement sur la guerre d’Algérie.

La guerre chimique menée par la France en Algérie demeure toujours un tabou important et certains acteurs du ministère des Armées se réfugient derrière l’article L213-2, II sur les archives incommunicables de la loi sur les archives de 2008, pour ne pas communiquer les dossiers ou pièces importantes.

Cet article stipule que sont incommunicables les pièces d’archives : « dont la communication est susceptible d’entraîner la diffusion d’informations permettant de concevoir, fabriquer, utiliser ou localiser des armes nucléaires, biologiques, chimiques ou toutes autres armes ayant des effets directs ou indirects de destruction d’un niveau analogue ».

La loi vise principalement les archives proliférantes, celles qui permettraient à des personnes mal intentionnées de passer à l’action. Autant dire, que ces pièces d’archives sont relativement rares. Les recettes d’armes chimiques ne se transmettent pas dans les documents d’état-major.

Je me heurte au refus de communication de plus de 15 cartons dont la plupart ont été communiqués librement en intégralité entre 2015 et 2019. Parmi les pièces « problématiques », des comptes rendus d’opérations, des bordereaux de livraison de matériel, des journaux de marches et opérations (journal de bord d’une unité) etc. Même un compte rendu d’entretien sur l’emploi des armes spéciales en Algérie entre 1956 et 1958 est classé incommunicable.

Un collègue historien souhaitant travailler sur la guerre d’Indochine se voit opposer la communication de plus de 10 cartons dont celui contenant le fameux « testament du général Salan » (cote 10H 943) datant de 1953 et contenant les enseignements et conseils du général commandant en chef sortant. Ce document a été abondement cité et repris dans de nombreux travaux historiques.

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Dans les autres cartons, des courriers expédies ou reçus, des télégrammes, un dossier sur un projet d’organisme de liaison interalliés sur l’Asie du Sud-Est, un dossier sur l’aide des militaires américains aux Etats associés entre 1950 et 1954, des voyages d’officiers d’Indochine pour présenter des rapports de situation entre 1949 et 1954 etc. D’autres collègues travaillant sur l’histoire des armes chimiques pendant la Grande Guerre (1914-1918) découvrent la disparition de documents importants dans des cartons – sans fantômes archivistiques – après des échanges avec des spécialistes du ministère des Armées. Nous marchons sur la tête !

Sous prétexte de la lutte contre-terroriste et d’une notion de secret qui tourne à la paranoïa, la dérive de certains acteurs du ministère des Armées porte préjudice à l’ensemble de l’institution militaire et abime fortement notre démocratie. Je profite de cet entretien pour saluer le travail de la Commission d’accès aux documents administratifs (CADA), que je sollicite après chaque refus et qui essaie dans la mesure de ses moyens de faire entendre et de préciser le droit.

Je tiens aussi à saluer le travail d’autres acteurs du ministère des Armées dont l’Établissement de communication et de production audiovisuelle de la Défense (ECPAD), qui est pour sa part exemplaire dans le respect des règles de communicabilité de ses fonds.

Aux autres, je souhaiterais poser une question : certains chercheurs universitaires de ce pays sont-ils considérés comme des « subversifs » ou des « individus passés l’ennemi » (comme j’ai pu l’entendre à propos de mes travaux) auxquels il faudrait interdire l’accès à certains fonds en interprétant à sa guise les textes de loi ou en invoquant la « raison d’Etat » ou « l’intérêt de la Nation » ? Si tel est le cas, la France se prépare un avenir bien sombre…

Dans un précédent entretien, vous avez soutenu qu’il y avait eu une guerre chimique en Algérie menée par la France. Possédez-vous des preuves concrètes pour affirmer ces dires ? Qu’en est-il des conséquences et de l’ampleur de cette guerre chimique ?

Je travaille depuis plus de 7 ans sur le sujet et dans les pas d’un autre étudiant, docteur en histoire depuis 2023, perquisitionné par la Direction générale de la Sécurité intérieure (DGSI) en décembre 2019 sous une accusation de compromission du « secret défense ».

« Le sujet sur la guerre chimique en Algérie broie des individus en France »

Il travaillait sur la guerre souterraine en Algérie (1954-1962), à partir de fonds librement communicables et de plus de 50 ans. Jamais mis en examen par l’autorité judiciaire, son affaire a été classée sans suite par le tribunal de Paris en janvier 2024. Son honneur est sauf mais le préjudice porté sur sa carrière et sa réputation ne sont pas réparés.

Je tenais à le souligner, car le sujet sur la guerre chimique en Algérie broie des individus en France. Après l’intervention de la CADA, j’ai retrouvé dans le carton 15T 582 des archives de Vincennes la décision politique d’emploi des armes chimiques en Algérie. J’en parle dans le chapitre de l’ouvrage collectif du Professeur Renaud Meltz sur les mensonges de la Ve République1.

Je poursuis la préparation d’un mémoire inédit d’habilitation à diriger les recherches qui fera état des connaissances disponibles et accessibles sur le sujet. Les conséquences de la guerre chimique en Algérie éclairent tout d’abord d‘une manière crue l’évolution de « l’art de la guerre » occidental de la seconde moitié du XXe siècle au contact des guerres coloniales et de la guerre froide.

La France ne fut pas la seule à employer des armes chimiques en Algérie ou en Indochine, la Grande-Bretagne le fit aussi dans une situation de police impériale, tout comme la Hollande ou les Etats-Unis dès 1962 au Vietnam. Ces pays étaient en relation via l’OTAN ou les programmes d’échanges d’instructeurs et d’élèves dans les écoles de guerre.

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Il est important de se pencher sur cette histoire pour comprendre comment le tabou de l’emploi d’agents chimiques peut progressivement tomber dans le chaudron de la guerre. Elle a des conséquences sur les Hommes et sur l’environnement même après la fin de la guerre.

Les portés disparus algériens, civils ou militaires, mais aussi français de cette « guerre des grottes » interrogent notre capacité à regarder cette histoire en face et notre possibilité en France et en Algérie à ouvrir tous les fonds d’archives disponibles et à enquêter sur le terrain pour en recueillir la mémoire de ces événements.

« L’ouverture totale des archives sans discriminations serait un premier pas »

Car il ne faut pas attendre des archives françaises qu’elles livrent toute la vérité. Dès le départ, elles cherchent à dissimuler ou « euphémiser ». C’est un vrai sujet à porter conjointement entre historiens français et algériens voir même d’autres pays.

S’agissant de la question des « portés disparus » durant la Guerre de l’Algérie, il semblerait qu’il n’y ait jamais eu aucune avancée en la matière, ce que déplore bon nombre d’historiens. Qu’en est-il de votre point de vue ?

L’historien ne possède pas toutes les réponses à la détresse des familles. Seul, il ne peut pas tout. Les documents d’archives ne disent pas tout non plus. Il sera difficile, voire impossible d’apporter des réponses à chaque famille.

Des historiennes comme Raphaëlle Branche, Sylvie Thénault ou Ouanassa Siari Tengour, pour ne citer qu’elles, contribuent par leurs travaux de recherche à mieux comprendre la réalité de cette guerre.

Ce travail consistant à produire des connaissances est fondamental. Ce savoir nouveau est-il intégré en France par la majorité de la population pour porter un regard différent sur cette histoire contemporaine ? Je ne le pense pas. Le travail est encore énorme pour diffuser ces connaissances.

L’ouverture totale des archives sans discriminations serait un premier pas. Sur la guerre chimique, en ouvrant toutes les archives encore existantes, en croisant cela avec les témoignages ou les mémoires locales, il peut être possible d’avancer sur une cartographie des sites d’opération et pourquoi pas, avec l’accord et le soutien du gouvernement en Algérie, faire intervenir des équipes d’archéologie forensique pour procéder à des prélèvements préalable indispensable à toute identification.

Cette discipline se structure au sein des universités en France ou en Grande-Bretagne. Il y a un chemin qui pourrait être dessiné mais il sera forcément long et difficile.

Je tiens aussi à souligner le travail remarquable de deux collègues Malika Rahal et Fabrice Riceputi qui travaillent activement sur une cartographie des lieux de détention et de torture en Algérie. Ils animent aussi le site Internet « 1000 autres.org », qui documentent le sort des milliers de portés disparus de la grande répression d’Alger de 1957.

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En fait, le travail ne fait que réellement débuter et les obstacles sont nombreux. Mais il est indispensable pour établir la vérité sur cette guerre coloniale qui hante toujours notre présent. Alors que nous travaillons, les fantômes du passé nous regardent…

Certains historiens reprochent à la commission mixte franco-algérienne de s’intéresser et travailler plus sur des sujets académiques et symboliques que sur des questions importantes permettant de mettre la lumière pour obtenir la vérité sur l’histoire et la mémoire commune de nos deux pays respectifs. Qu’en pensez-vous ?

Pour ma part, je n’ai eu de contacts qu’avec la partie française de cette commission. Je ne peux donc pas me prononcer pour l’ensemble des chercheurs qui la composent, en particulier du côté algérien.

J’ai sollicité à de nombreuses reprises depuis 2022, la commission française pour faire avancer la question de l’ouverture des archives sur la guerre chimique en Algérie. Nos rapports furent d’abord cordiaux puis ils se sont refroidis alors que la commission s’installait à l’Elysée.

« L’objectif d’ouverture de toutes les archives exprimé dans le rapport Stora est bien loin »

Il me fut signifié que « les attributions de la commission mixte [n’étaient pas] de « faire entendre la voix des chercheurs en France », mais de travailler entre membres de la commission, à une histoire commune, apaisée ». Cela a le mérite de la clarté.

Certains chercheurs de la partie française ont aussi repris l’argument du ministère des Armées sur les archives incommunicables, sans avoir pu d’ailleurs eux-mêmes consulter ces fonds.

Je ne commenterais pas ici les travaux entrepris par la commission dans son ensemble. Je note juste que l’objectif d’ouverture de toutes les archives sur la guerre d’Algérie exprimé dans le rapport Stora est bien loin.

Je continue de penser que l’on ne construit pas une « histoire apaisée » sur une occultation d’une partie de l’histoire. La France se doit d’être exemplaire dans l’ouverture des archives et elle ne l’est pas. C’est un regret pour le chercheur et une honte pour le citoyen que je suis.

Après la publication du livre de l’historien Français, Fabrice Riceputi, « Le Pen et la torture », au début du mois de janvier dernier, un ensemble d’organisations des droits de l’homme, antiracistes et anticolonialistes ont rendu public un appel, en date du 4 mars, « Pour la reconnaissance des responsabilités de l’Etat dans le recours à la torture lors de la guerre d’Algérie ». Pensez-vous que l’Etat français devrait aussi reconnaître sa part de responsabilité à ce sujet ?

Bien évidemment, le rôle de l’Etat est central. Il a été bien commode pour la République de rejeter la responsabilité de la torture sur l’armée dans son ensemble, en décrétant bien vite qu’il fallait tourner la page sur ces « opérations de maintien de l’ordre » en Algérie et oublier.

« Les officiers étaient aux ordre », disait-on, jetant l’opprobre sur tous. Tous les officiers et soldats n’ont pas non plus torturé. Certains ont refusé et se sont opposés, comme l’a écrit le professeur émérite Jean-Charles Jauffret2. Il ne faut pas parler de l’armée française comme d’un tout homogène. La thèse de Raphaëlle Branche en 20003 et l’enquête (et le documentaire) de Marie-Monique Robin sur « Escadrons de la mort, l’école française » en 20044, entre autres, démontrent parfaitement cela.

Elles soulignent que ces pratiques s’inscrivent dans un système de terreur pour contrôler la population. C’est un outil majeur de la recherche du renseignement pour l’élimination de l’élément jugé « subversif » au sein du corps social dans un idéal de purification puisant des justifications dans les arguties intégristes de la Cité Catholique.

Ces travaux démontrent toute la latitude laissée à certains officiers influents de l’armée française marqués par l’Indochine, par les hommes politiques de l’IVe République, qui votent les pouvoirs spéciaux pour l’Algérie. En déléguant à certains officiers de l’armée la définition de la stratégie à poursuivre, sans regarder sur les méthodes et en les encourageant même, les hommes politiques de ce temps portent une énorme responsabilité sur la mise en œuvre de la « lutte antisubversive » – véritable guerre menée contre toute une population en France, en Algérie et à l’étranger – qui a ensuite essaimée en Amérique latine et au Vietnam, jusqu’à resurgir au début des années 2000 en Afghanistan.

Cette « faiblesse » politique de la métropole aboutit à la politisation de l’armée et à deux coups de force : le 13 mai 1958, qui donna naissance à la Ve République avec le retour du général de Gaulle) et celui du 21 avril 1961, qui fut un échec. Il faudrait même aller plus loin et reconnaître la responsabilité de l’Etat français dans cette monstruosité qu’est « la lutte antisubversive » pensée, entre autres, par le colonel Trinquier dans son ouvrage « La guerre moderne ».

Il n’y a aucun « romantisme » dans la figure des Centurions, popularisée par Lartéguy, lui-même si populaire parmi les officiers de la junte en argentine. En France, à l’heure des lois antiterroristes qui restreignent les libertés individuelles, alors que le système démocratique est contesté, alors que l’on parle du continuum « défense-sécurité » pour mieux intégrer l’armée dans les opérations de maintien de l’ordre, alors que certains partis politiques agitent le spectre d’un « ennemi intérieur » acteur et précurseur du « grand remplacement », il est plus que temps d’ouvrir les yeux pour regarder notre histoire en face et poser un geste politique fort.

Reconnaître la responsabilité de la République dans la torture en Algérie est un premier pas. Il est aussi indispensable de reconnaître la responsabilité de la France dans l’élaboration de la doctrine de lutte antisubversive, de la condamner et de la bannir définitivement de nos référentiels de doctrines. Cela ne sera possible qu’en écoutant les historiennes et les historiens de tous pays, qui ont déjà tant écrits sur le sujet.

Qu’en est-il de l’état d’avancement de votre projet de réalisation d’un film documentaire en Algérie sur la guerre chimique ?

Ce projet avance bien et j’ai bon espoir de pouvoir me joindre à l’équipe de tournage pour réaliser la dernière étape de ce travail en Algérie à la fin du Ramadan de cette année. Rien n’est simple pourtant.

Cela fait maintenant de nombreuses années que je me suis lancé dans cette course d’endurance. Je n’ai plus qu’un objectif : publier le résultat de ces travaux et susciter des vocations chez les historiens(ne)s des deux côtés de la Méditerranée pour poursuivre ce travail indispensable, qui s’inscrira nécessairement dans le temps long.

Kamel Lakhdar-Chaouche

  1. Christophe Lafaye, « La guerre souterraine et l’usage des armes chimiques en Algérie (1954-1962) », In. Pr. Renaud Meltz (sous dir.), Histoire des mensonges d’Etat sous la Ve  République, Nouveau Monde Editions, 2023, p 166-174 ↩︎
  2. Jean-Charles Jauffret, Ces officiers qui ont dit non à la torture, Paris, Autrement, 2005, 176 pages. ↩︎
  3. Raphaëlle Branche, La Torture et l’Armée pendant la guerre d’Algérie, 1954-1962, Paris, Gallimard, 2001, 474 pages. ↩︎
  4. Marie-Monique Robin, Escadrons de la Mort, l’école française, Paris, La Découverte, 2008, 453 pages. ↩︎
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