vendredi, 17 mai 2024
DiasporadzHistoire - MémoireAwal - de la parole à l’acte  : émergence d’un objet culturel attendu et inespéré

Awal – de la parole à l’acte  : émergence d’un objet culturel attendu et inespéré

Le professeur émérite Mokrane Bouzeghoub retrace dans cette contribution à Diasporadz l’histoire de la prestigieuse revue d’études berbères Awal, fondée par Mouloud Mammeri et Tassadit Yacine.

Témoignage livré par un acteur de premier plan sur l’histoire de la revue Awal depuis sa fondation en octobre 1984. Document

Awal est sans doute l’un des mots les plus polysémiques de la langue Tamazight. On le retrouve dans toutes les variantes linguistiques régionales, toujours élevé au rang d’un concept avec lequel on peut exprimer de multiples idées, rendre une politesse ou soutenir une controverse.

Awal, c’est d’abord un mot, une parole, une confiance, un avis, un conseil, un dicton, un dire. On le donne, on le reçoit, on le conteste, on le répète, on l’oublie, on l’écrit, on l’échange.

A lui seul, le mot awal est le fondement d’une agora où s’engage la conversation, s’organise le débat, s’exprimes les maux, s’affrontent les mots et les idées.

Ce n’est donc pas un hasard si Mouloud Mammeri et Tassadit Yacine avaient choisi ce nom pour baptiser une revue qui a vocation à donner un espace à des intellectuels et des scientifiques pour débattre des maux qui traversent notre société depuis des siècles, et exposer les connaissances les plus emblématiques de la culture amazigh, dans toutes ses dimensions (historique, anthropologique, sociologique, linguistique, littéraire, cultuelle, culturelle…).

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D’un nom commun, awal, ils ont en fait un nom propre Awal, une revue scientifique, conçue selon les standards qui prévalent dans le milieu universitaire. A l’interdiction de parole imposée à M. Mammeri en 1980 répond, quatre ans plus tard, en écho, un Awal ouvert, tolérant, au-dessus des dogmes et des calculs politiques. Une revue qui bénéficiera de l’aura d’un écrivain monumental, Mouloud Mammeri, et de la légitimité académique d’une chercheuse historienne et anthropologue, Tassadit Yacine.

C’était certainement un gage de sérieux, ce n’était pas forcément un gage de réussite. Encore fallait-il identifier un vivier de contributeurs, les convaincre de proposer leurs travaux, trouver un éditeur, disposer de moyens humains pour relire et évaluer les articles, et de moyens matériels pour éditer et gérer l’ensemble des artefacts liés à une publication. Mais dans ce genre de projets, l’enjeu est encore plus grand et il est double : (i) il faut durer dans le temps avec une publication régulière, (ii) il faut assurer un retour sur investissement aux auteurs.

En effet, si les sources qui alimentent la revue tarissent et que les numéros ne sortent que de façon aléatoire avec un contenu inégal en intérêt et en qualité, il y a peu de chances que la revue attire de nouveaux auteurs et de nouveaux lecteurs. Hélas, c’est le cas de nombreuses revues dans le domaine scientifique. Ensuite, dans un monde académique où la devise semble être « publier ou périr », le regard légitime des auteurs va aux revues à fort impact dans leurs domaines de recherche. Une revue ne survit que si elle constitue un lieu de fierté pour les « publiants » et une référence à consulter pour les chercheurs.

Bon an mal an, d’abord sous la direction de Mammeri de 1985 à 1989, puis celle de Tassadit Yacine depuis maintenant 36 ans, Awal a su maintenir ces deux challenges en durant dans le temps avec un renouvellement constant de son vivier d’auteurs, et en rétribuant les auteurs avec la notoriété d’une revue amazigh reconnue dans le domaine académique.

Si feu M. Mammeri, trop tôt disparu, revenait aujourd’hui parmi nous, il serait comblé par la longévité et la réussite de cette revue. Mais il serait surtout fier de sa coéquipière, Tassadit Yacine, qui a su pérenniser le projet, le faire vivre et lui donner un statut académique honorable dans des conditions matérielles très précaires. Fondateurs, ils étaient deux ; bâtisseur, Tassadit Yacine était seule mais elle a œuvré pour deux. J’ai souvenir, en 1989, à la disparition de Mammeri, de la réaction de quelques esprits chagrins qui ne misaient pas un pépin sur la survie de cette revue. Mais comme dit l’adage, il ne faut jamais insulter l’avenir.

Si j’ai accepté d’écrire ces lignes pour retracer l’itinéraire d’Awal, c’est que, au-delà du lecteur assidu que je suis de la revue, j’ai été aussi, de près ou de loin, sans être un acteur, témoin de la genèse et de l’émergence de ce projet.

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Ce projet est né chez Tassadit Yacine, à Paris, avec M. Mammeri au milieu des années 1980. Un grand appartement où se retrouvent à diverses occasions, à l’invitation amicale de Tassadit, écrivains, historiens, sociologues, artistes, compatriotes et amis du couple Yacine.

C’est là que j’ai eu la chance et le privilège de rencontrer, entres autres, M. Mammeri, M. Arkoun, T. Djaout et bien d’autres. C’est là que nous avons fêté, autour d’un couscous aux fèves, avec Idir et d’autres, le titre de Docteur Honoris Causa décerné à M. Mammeri par l’université de Nanterre. C’est là que j’ai découvert l’immense autorité intellectuelle et scientifique que représentait Mohamed Arkoun. C’est aussi là que naturellement l’idée d’une revue comme Awal a germé et a pris corps au milieu des années 1980.

La gestation s’accompagne de nombreuses questions : est-ce un projet associatif ? Est-ce un projet académique ? Est-ce un projet privé ou institutionnel ? Qui va l’imprimer ? Qui va le distribuer ? Qui est garant de la qualité de son contenu ? Autant de questions qui vont mettre du temps à mûrir, à trouver des réponses acceptables ou faire prendre des risques plus ou moins mesurables. Je ne sais pas qui a proposé le nom Awal et s’il y a eu d’autres suggestions de noms. La revue est formellement née, elle est baptisée, il faut la faire vivre.

C’est le moment de vérifier si les soutiens espérés allaient répondre présents. Tout d’abord Fernand Braudel et Clemens Heller, les deux directeurs successifs de la Maison des Sciences de l’Homme de Paris, ont accepté d’accueillir la revue en tant qu’éditeurs ; un hébergement de choix et une marque de confiance.

L’autre soutien important était celui de Pierre Bourdieu, directeur de recherche à l’EHESS (également institution de recherche de T. Yacine) puis professeur au Collège de France. P. Bourdieu est un immense sociologue, de réputation mondiale, qui connait aussi l’Algérie et singulièrement la Kabylie qui fut son premier terrain d’exploration en tant que sociologue. Les encouragements et la caution de P. Bourdieu sont un apport inestimable à la nouvelle revue.

D’autres soutiens intellectuels et scientifiques, non moins importants, ont suivi ; par ordre alphabétique : Mohamed Arkoun, Maurice Aymard, Rabah Belamri, Ahmed Boukous, Abdelkader Bezzazi, Mohammed Dib, Tahar Djaout, Elhoussein El-Moudjahid, Idir, Pierre Vidal-Naquet, Renaud Sainsaulieu, Abdelmalek Sayad, Luigi Serra, Kateb Yacine, et j’en oublie sans doute. Excusez du peu.

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A côté de ces noms illustres, d’autres personnes ont œuvré dans l’ombre, sous la houlette de Tassadit Yacine, pour faire de la revue Awal un objet concret : Khoukha Ouaret, Claudette Vuilstecke, Bernard Césari, Jeannine Cahen (ancienne porteuse de valise) et Raymond Duberne (proche de l’Algérie) tous deux anciens correcteurs au Monde, Françoise Crespi, l’institutrice de Tassadit Yacine, en Algérie.

Ce sont eux qui se sont retroussé les manches et se sont mis à l’ouvrage nuit et jour pour taper, relire, corriger et mettre en forme les premiers numéros d’Awal, avec des moyens rudimentaires mais une volonté presque mystique.

Le premier numéro parait en 1985. L’objet est modeste sur le plan esthétique : couverture sobre et uni, titre et informations en relief encadrés d’une simple bordure, typographie hétérogène d’un article à l’autre selon la machine à écrire utilisée, pas d’illustrations.

Mais sur le fond, c’est du lourd. Après une présentation de 6 pages, non signée comme pour dire c’est l’affaire de tous, la revue s’ouvre sur un long entretien avec Pierre Bourdieu, suivi d’une série d’articles avec des signatures connues : M. Mammeri, R. Bellil, N. Fares et tant d’autres.

Ouf, le contenu y est, 217 pages d’études, d’analyses et d’informations scientifiques mises à disposition des chercheurs et des lecteurs avertis. Des articles dignes de tout ce qu’on pourrait trouver dans les meilleures revues de sciences humaines et sociales. Le défi est relevé, il faut durer.

Dans les numéros suivants, apparaitront d’autres plumes aussi connues : Abdallah Bounfour, Mahieddine Djender, Kateb Yacine, Djamila Amrane, Nadia Mecheri… Plusieurs générations d’auteurs viendront enrichir le corpus de connaissances dont la revue est devenue dépositaire depuis 40 ans.

A partir du troisième numéro, l’esthétique s’améliore, la typographie s’unifie, apparition de quelques illustrations, la revue passe du stade artisanal à un stade professionnel qui ne cessera par la suite de s’améliorer jusqu’à nos jours, profitant notamment de la généralisation de la transcription latino-mammerienne de la langue Tamazight et des technologies modernes d’édition. Le clavier de l’ordinateur, désormais virtualisé, n’a plus aucune limite à la créativité typographique.

Pour l’anecdote, je me rappelle un certain samedi des années 1980, quand M. Mammeri et T. Yacine ont débarqué, essoufflés (l’ascenseur était en panne), dans mon bureau du 4e étage de la tour 56 à l’université Paris VI, pour découvrir les facilités d’édition des premiers MacIntosh. Après une brève présentation des équipements, des facilités d’édition et d’impression laser, Mammeri sortit de sa poche une marguerite de caractères d’une machine à écrire désuète et me dit : « Alors je peux jeter cet objet artisanal et accéder désormais aux mêmes outils d’édition que les plus grandes langues » ? Oui, répondis-je, mais il faut aussi développer tout le reste. « Ça c’est l’affaire de votre génération » conclut-il avec un sourire malicieux. Quelques jours plus tard, sur mes conseils d’informaticien, Tassadit Yacine s’était équipée d’un véritable atelier de publication assistée par ordinateur (PAO comme on disait à l’époque), installé chez elle dans une buanderie. Jouant de coude à coude, contournant machine à laver et panière de linge, nous avons réussi à installer « la nouvelle plateforme ultra-moderne » d’édition de la revue Awal, pour le numéro 3 et pour quelques années encore.

L’aventure Awal ne fut pas circonscrite à la seule production d’une revue, elle fut aussi l’occasion d’un large débat sur le métier de l’édition, la maîtrise des technologies numériques, l’absence d’un lectorat suffisamment large pour rentabiliser les publications, la mainmise des grandes maisons d’éditions pour qui les projets berbérophones ne présentent qu’un intérêt marginal, etc. Publier dans le monde scientifique n’enrichit pas ses auteurs et publier sur le monde berbère c’est juste faire vœu de pauvreté si on n’a pas un autre métier plus nourricier par ailleurs.

En parallèle de l’aventure Awal, d’autres projets éditoriaux étaient en chantier : Chikh Mohand pour M. Mammeri, Ait Menguellat, Izlan, et bien d’autres pour T. Yacine. L’enjeu d’édition et de diffusion était donc plus général. Un projet de maison d’édition auquel j’étais très attaché a suscité l’intérêt de M. Mammeri en 1988, avec qui nous avions vaguement défini les contours chez Tassadit à Paris puis au Cercle Taleb, place Audin à Alger. Mais comme on dit chez nous : Amdan yeţḥabbir, Rabbi yeṭṭebir ; le destin en a décidé autrement.

Plus qu’une revue qui en est à son 46e numéro — consacré à Mouloud Feraoun —, Awal est devenu aujourd’hui un label, publié simultanément à Alger (éditions Koukou) et Paris (MSH). Un label qui peut servir pour porter d’autres projets, seul ou en association avec des maisons d’éditions ayant pignon sur rue. Mais comme disait Mammeri, ça c’est l’affaire d’une autre génération.

Je voudrais conclure en rendant hommage à Tassadit Yacine, qui a porté cette revue sur son dos, pas seulement comme un héritage de feu Mammeri mais comme une mission personnelle visant à faire, comme on dit dans le milieu scientifique, une preuve de concept. La preuve que la volonté personnelle conjuguée avec l’ambition et la rigueur scientifique peuvent creuser un sillon de savoir dans lequel j’espère d’autres générations viendront poser leur pied.

Par Mokrane Bouzeghoub
Professeur émérite, UVSQ/Université Paris-Saclay

Versailles, le 20 avril 2024

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