Suite à mon article paru dans le site d’information « diasporadz » intitulé : « Diaspora ou émigration algérienne en France ? », j’ai reçu quantité de commentaires sur mes diverses boites de réception (e-mails, WhatsApp, Messenger…) et je ne retiens que le moins flatteur d’entre tous en ce qu’il me permet de faire avancer le débat sur ce sujet tant controversé.
Ce commentaire est le fait d’un collègue, Abdeldjalil Ouahabi, qui m’écrit ce qui suit : « Salam Si Ahmed, votre analyse n’a abordé que de vieux clichés de l’immigration algérienne en France.
En dehors des harraga et autres sans papier, depuis les années 1990, et surtout à partir des années 2010, une nouvelle forme d’immigration massive s’est déclenchée. C’est celle des Professeurs, des ingénieurs, des médecins et de façon générale celle des diplômés. De plus, l’Algérie « exporte » un nombre impressionnant d’étudiants via campus France qui bien sûr ne reviendront pas au pays qui les a formé même si la formation au sein de l’université algérienne n’est pas performante.
Il est important d’analyser les raisons de cette fuite sans précédent de la jeunesse algérienne y compris les enfants des hauts dirigeants de notre pays. Si Ahmed, si vous souhaitez rédiger un article sur ce thème incontournable (en anglais, bien sûr) dans une revue Q1, on en reparlera…. »
Si je fais abstraction des « vieux clichés » que ce collègue m’impute, l’ensemble de ses remarques sont justes et ne contredisent point ma vision des choses : celle qui concerne la fuite de la matière grise algérienne vers l’étranger, et notamment vers la France.
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Pour conforter ses remarques critiques qui tombent à point nommé, je rappelle qu’à l’émigration traditionnelle algérienne non qualifiée a succédé, à partir de la fin des années 1980, une émigration d’individus porteurs de capital scientifique et de compétences aux spécialités diverses.
De nombreux chercheurs, nationaux et étrangers, ont relevé depuis belle lurette cette mutation qualitative où à l’émigré « musculaire » pourrait-on dire, a succédé le « cerveau » incarné par la figure hautement qualifiée (médecins, ingénieurs, cadres financiers, physiciens, etc.).1
La décennie noire (1990-2000) qui a terrorisé la nation et retranché violement à la vie de nombreux penseurs intellectuels et cadres de qualité dont on ne citera ici pour mémoire que quelques-uns, à l’instar de Tahar Djaout, Djilali Liabes, Hafid Senhadri, Laadi Flici, Mahfoud Boucebci, M’hamed Boukhobza, avait accéléré l’exode de bon nombre de cadres de valeurs alors en quête de sécurité et d’emplois rémunérateurs, choses qu’ils ne trouvaient pas dans l’Algérie de cette époque mouvementée2.
L’expatriation des médecins
Pour ne pas se répandre dans des généralités désincarnées, il convient de définir le profil de ces cadres exilés, et les différentes compétences dont ils sont porteurs.
Commençons d’abord par les médecins, toutes spécialités par ailleurs confondues. D’après de nombreuses données quantitatives et qualitatives, le nombre de cette catégorie de cadres dont l’Algérie en a tellement besoin, se comptent par milliers. La principale destination de ces médecins est la France.
En 2016, on dénombrait 16 954 médecins, nés en Algérie, mais exerçant la profession médicale en France3.
Ces médecins algériens exilés recouvrent plusieurs spécialités : cardiologie et maladies vasculaires, pneumologie, anesthésie-réanimation, ophtalmologie, pédiatrie, psychiatrie, médecine générale, etc.
Le tableau qui suit récapitule et mesure avec une quasi fidélité les pertes algériennes en termes de « matière grise pour les seules années 2007 et 20174.
Taux d’émigration des médecins dans certaines spécialités en 2007 et 2017
Ce tableau donne une idée de l’exode des cadres médicaux algériens. En 2016, le taux d’exode de ces cadres était évalué à 23,35%. Ce pourcentage ne concernait que les médecins nés en Algérie, et non ceux nés à l’étranger.
Selon les données fournies par Conseil National de l’Ordre des Médecins (CNOM) en 2017, les médecins nés en Algérie représentent la première communauté médicale d’origine étrangère en France (24%), suivis par les praticiens marocains (10,7%), roumains (8,1%) et tunisiens (7,1%)5.
« Si une part croissante des médecins qui exercent en France avec un diplôme étranger sont roumains, les diplômés des universités algériennes les talonnent. Selon le Conseil national de l’ordre des médecins (CNOM), ils étaient 4 404 au 1er janvier 2017 (+ 60% en dix ans). Soit environ le quart des médecins nés à l’étranger exerçant en France. Si l’on y ajoute ceux qui, nés en Algérie, ont été diplômés en France, ce chiffre monte à 14 305 personnes6. »
Les motifs de l’exode de ces cadres
Quelles sont les raisons qui poussent ces médecins algériens à s’exiler ? Les causes en sont « multifactorielles » et parmi celles-ci figurent les conditions défavorables dans lesquelles ils exercent leur métier ainsi que les bas salaires qu’ils perçoivent du secteur public.
Ils sont, de ce fait, beaucoup moins avantagés que leurs semblables du secteur privé. Cela explique en partie pourquoi ils émigrent plus que ces derniers. En partie, car les motifs de ce désir qui les incite à quitter la mère-patrie à destination d’autres horizons ne s’expliquent pas seulement par le problème lié aux faibles rémunérations, mais aussi par le désir chez beaucoup de se perfectionner, d’approfondir ses connaissances dans sa propre spécialité et de vivre une expérience professionnelle et sociale « originale » dans un pays étranger, mais ô combien très proche ! La France « coloniale » est un mythe paradoxal pour les Algériens, mythe qui renvoie toujours à l’Eldorado…
Mais cet exil volontaire ou contraint des médecins spécialisés, qui choisissent la France comme point de « chute », a d’autres explications que les faibles salaires perçues en Algérie.
Comme l’écrit à juste titre Zehnati, « au-delà des considérations purement salariales, cette expatriation, notamment des spécialistes, dévoile un profond malaise de la profession. » Et c’est ce malaise, qui gît plus spécialement dans les conditions institutionnelles et sociales peu propices dans lesquelles travaillaient ces médecins, qui explique leur départ parfois précipité vers la France, objet de fascination et de répulsion chez la majorité écrasante des Algériens…
Du rêve de l’Eldorado et de la réussite professionnelle à l’enfer de la précarisation
Pour beaucoup de ces médecins exilés, l’Eldorado rêvé se transforme en cauchemar. Le cauchemar de l’incertitude et de la précarité.
« On parle de 15 000 médecins algériens qui exercent uniquement en France. D’autres sont dans les autres pays d’Europe, au Golfe ou en Amérique du Nord. Bien que leur formation coûte beaucoup à l’Etat algérien, leur choix d’aller servir ailleurs n’est jamais condamné par l’opinion publique, eu égard au taux de chômage, à la situation des infrastructures de santé algériennes et aux conditions sociales et professionnelles de ceux qui y exercent.
S’installer en France est-il donc synonyme de délivrance, d’émancipation et de vie décente pour le médecin algérien ? Les moyens et la situation sociale y sont sans doute meilleurs qu’en Algérie, mais comme le montre la protestation en cours dans les hôpitaux français, cette destination n’est pas tout à fait le paradis comme pourrait le laisser penser le nombre de plus en plus grandissant de médecins algériens qui la choisissent.7 »
L’Algérie forme donc des milliers de cadres pour lesquels elle dépense des millions, voire des milliards de dinars, mais qui finissent finalement par lui échapper pour tomber dans l’escarcelle de la France pourtant officiellement « honnie »8.
Des salaires misérables
Mais quel exercice effectuent-ils dans les hôpitaux français ? Selon plusieurs témoignages concordants, ces médecins algériens sont très mal rémunérés et attendent, de surcroît, plusieurs années pour acquérir le même statut que leurs pairs français.
« Payés jusqu’à deux fois moins que leurs collègues français, contraints de patienter des années pour passer les concours qui leur permettront d’obtenir un statut plein, nombre de médecins algériens font pourtant le choix de venir en France, pour travailler et se former. De nouvelles législations ont permis leur venue mais sous des statuts précaires : faisant fonction d’internes (FFI) et praticiens attachés associés (PAA), ces médecins algériens « ne sont pas inscrits au Conseil de l’Ordre des médecins. Ils sont officiellement sous l’autorité d’un titulaire mais en réalité, assument la même charge de travail », selon les propres dires de Victoire Cottereau9.
Parmi les nombreux témoignages rapportés par la presse française, nous en retiendrons un seul. Celui qui nous a paru significatif est celui de Neila Adjali, chirurgienne établie à Marseille. Agée de 33 ans, elle a fait toutes ses études en Algérie, et y a obtenu un diplôme de chirurgien orthopédiste.
Il ressort de son témoignage livré au quotidien Le Monde que son exil n’a pas été « la fin de la galère. » Elle n’est pas reconnue comme chirurgienne pour la simple raison qu’elle n’a pas l’équivalence et que pour obtenir celle-ci, il lui faut passer des examens en sus de plusieurs années d’expérience en France. Sa double nationalité n’est lui d’aucun secours. En attendant l’accomplissement de ces épreuves, Neila doit se contenter du statut de FFI (Faisant Fonction d’Interne).
« Tous mes copains de promotion sont disséminés un peu partout en France. Et mon frère est FFI à Nancy », témoigne-t-elle. Et Le salaire ? Misérable eu égard à la cherté de la vie dans l’hexagone : 1 400 euros nets mensuels, soit moins qu’un interne français de « souche » qui comptabilise moins d’années d’études qu’elle. Son salaire, rappelons-le, est à peine supérieur à celui du SMIG qui était de 1269 en janvier 2022. A compétence et responsabilités égales que ses pairs français, Neila se voit pénalisée du fait de son statut d’étrangère, bien qu’elle soit française, « de papiers », bien entendu.
Neila n’est pas l’unique cas d’espèce. Des centaines d’Algériens et d’Algériennes ont vécu les mêmes situations discriminatoires. Le témoignage de cette autre algérienne, recueilli par Mediapart, souligne bien le mal-vivre de ces médecins expatriés. Appelons-là Naïma. Agée de 54 ans dont 22 ans d’exercice en France, elle se fait toujours languir à cette date pour obtenir la reconnaissance de ses compétences de médecin.
Empêchée d’abord de pratiquer son métier de médecin, elle était obligé d’accepter d’être infirmière en attendant des jours meilleurs. « J’ai été recrutée comme médecin généraliste en psychiatrie, à condition d’obtenir un diplôme universitaire. Je me suis formée trois ans. Puis j’ai travaillé aux urgences psychiatriques, tout en multipliant les examens français : une capacité en médecine d’urgence, en médecine du sport, en gynécologie », raconte-t-elle.
En contrepartie de ces efforts dispensés et fournis aux hôpitaux, Naïma n’est point gratifiée comme il convient, ni en salaire ni en reconnaissance : « Je suis payée 3 000 euros net, quand mes collègues praticiens hospitaliers sont eux payés le double. J’ai pourtant les mêmes responsabilités, cela m’arrive de me retrouver seule à gérer les urgences psychiatriques de mon établissement. Et comme je gagne mal ma vie, je dois faire beaucoup de gardes », conclut-elle.
Elle ajoute qu’« on ne peut exercer qu’à l’hôpital public, qui manque terriblement de médecins. On est une main-d’œuvre bon marché, on fait faire des économies. Le jour où les médecins à diplômes étrangers décideront tous de se mettre en grève, l’hôpital français sera paralysé », avertit-elle.
Les médecins algériens en France ne sont pas les seuls à pâtir de cette situation. Les autres médecins étrangers, comme les Marocains, les Libanais et les Philippins qui ont pourtant la nationalité française sont logés à la même enseigne. Tous se plaignent qu’en dépit du fait qu’ils ont réussi avec succès les examens de validation de leurs connaissances, publié des articles dans des revues spécialisées, cumulé entre huit et douze ans d’expérience, ils ne perçoivent que de très faibles rémunérations variant entre 2100 et 2 800 euros pour cinquante heures de travail par semaine.
Leurs carrières comme leurs salaires se trouvent bloqués, ce qui provoque leur indignation. Et Médiapart de résumer en quelques mots cet état de choses déplorable: « L’hôpital public profite des petits salaires et des contrats précaires des médecins aux diplômes extra-européens 10».
Mythe et réalité des compétences algériennes expatriés
Si le nombre de médecins exilés est relativement connu, tel n’est pas le cas de celui des cadres d’autres spécialités. En Algérie, la presse publie souvent des articles et des reportages consacrés à « la fuite des cerveaux », gonfle leur nombre, flatte leurs compétences exceptionnelles, et déplore la désaffection ou l’indifférence des pouvoirs publics envers ces cadres,
sans qu’elle nous fournisse la moindre information crédible quant à leur savoir et leur savoir-faire spécifique. Combien sont-ils les physiciens, les mathématiciens, les informaticiens, les astronomes, les statisticiens, etc., présents à l’étranger ? A cette question, la presse ne souffle mot. Les réseaux sociaux (Facebook) relayent et amplifient ces informations guère fiables. La presse, comme certains enseignants-chercheurs pétris de sentiments patriotiques et d’orgueil national participent de l’exaltation des vertus scientifiques de la diaspora algérienne.
On prend un nombre retreint de chercheurs exilés, médiatisés par des réseaux locaux d’ « amis », et donc plus connus et célébrés en Algérie que dans les pays où ces « savants » sont établis, pour dire et faire accroire qu’il existe des milliers de « cerveaux » algériens qui feraient par leur « matière grise » progresser la science et les économies occidentales. Beaucoup se délectent de cette propagande dont l’unique vertu est d’exciter comme un talisman les fibres nationalistes.
Il existe certes, en plus des médecins, bon nombre de compétences aux qualifications diverses en Occident, et notamment en France, aux Etats Unis et au Canada, mais leur nombre n’est pas connu, non plus la spécialité dont ils sont les détenteurs.
Aucune enquête sérieuse n’a été faite par les autorités publiques en Algérie pour déterminer le nombre et le profil de ces cadres dont on a dit à tort qu’ils constituent la préoccupation centrale de l’Etat algérien. En théorie, ces cadres au profil abstrait n’ont droit de cité que lors des discours, des commémorations, des séminaires et des colloques organisés en guise de rappel et d’actes de solidarité et d’invite à regagner au plus vite la mère- patrie.
En pratique, l’Etat en a cure, et ses élites bien incrustées dans ses différents compartiments, ne pense qu’à leurs carrières. La culture de l’Etat et de la pérennité des institutions n’est pas leur fort, et seul compte, pour ces élites administratives et politiques algériennes, le pouvoir et le prestige personnel. Ils en sont assoiffés. C’est pour ces raisons, entre autres, que l’Etat et le peuple algérien se trouvent affligés de cette malédiction qui est l’indigence culturelle au sens politique qui fait passer les intérêts des individus avant ceux de l’Etat et de la collectivité nationale…C’est pour cette raison, parmi bien d’autres, que
« L’État algérien ne s’est toujours pas doté d’outils pour encadrer les migrants à forte valeur ajoutée. Comme si, une fois partis à l’étranger, les hauts potentiels ne pouvaient plus participer d’une manière ou d’une autre au développement de leur pays d’origine. Désormais, il importe de penser ces mobilités non plus en termes de stock de compétences mais selon une logique de circulation des savoirs11 »
Au final, on a beau cherché le profil et le nombre exact de ces Professeurs, ingénieurs et diplômés hors médecins dont parle le collègue cité …. le seul nombre relativement bien connu, avant celui des médecins, est celui des travailleurs « musculaires », autrement dit les immigrés algériens de longue date…
Ahmed Rouadjia
Professeur d’Histoire et de sociologie politique
- Bettahar Yamina. Les « nouveaux migrants » algériens des années quatre-vingt-dix. In: Hommes et Migrations, n°1244, Juillet août 2003. Français et Algériens. pp. 39-46; doi : https://doi.org/10.3406/homig.2003.4034 https://www.persee.fr/doc/homig_1142-852x_2003_num_1244_1_4034 ↩︎
- L’accueil des exilés d’Algérie selon les « présidentiables » in
https://www.gisti.org/spip.php?article3620 ↩︎ - D’après l’INSEE « « Activité, emploi et chômage en 2016. Enquête emploi en continu… » in www.insee.fr/fr/statistiques/2841366 ↩︎
- Ce tableau, emprunté a Ahcene Zehnati, résulte d’une compilation de deux sources : MSPHRH et CNOM ↩︎
- Ahcene Zehnati, “L’émigration des médecins algériens : phénomène normal ou véritable exode ?”, International Development Policy | Revue internationale de politique de développement [Online], 13.1 | 2021, Online since 19 January 2021, connection on 04 March 2024. URL: http://journals.openedition.org/poldev/4432; DOI: https://doi.org/10.4000/poldev.4432 ↩︎
- Charlotte Bozonnet : in https://www.lemonde.fr/afrique/article/2018/09/26/le-dilemme-des-medecins-algeriens_5360500_3212.html) ↩︎
- Riyad Hamadi «La précarité des médecins algériens installés en France » in https://www.tsa-algerie.dz/la-precarite-des-medecins-algeriens-installes-en-france/ ↩︎
- Op.cit. ↩︎
- Cité par Charlotte Bozonnet in https://www.lemonde.fr/afrique/article/2018/09/26/le-dilemme-des-medecins-algeriens_5360500_3212.html ↩︎
- Cité in https://www.tsa-algerie.dz/la-precarite-des-medecins-algeriens-installes-en-france/ ↩︎
- Abdelkader Djeflat, « Les compétences algériennes à l’étranger », Hommes & migrations [En ligne], 1300 | 2012, mis en ligne le 01 novembre 2014, consulté le 01 mai 2019. URL : http:// journals.openedition.org/hommesmigrations/917 ; DOI : 10.4000/hommesmigrations.917 ↩︎
Dans cette section, je voudrais ajouter quelle nécessite un approfondissement dans le domaine de l’immigration car je crois que le plus important c’est l’immigration des titulaires de diplômes ayant de l’expérience professionnelle.