mercredi, 14 mai 2025
DiasporadzEntretienAbdellatif Yakoub : "La nostalgie, c’est le bonheur de la mémoire"

Abdellatif Yakoub : « La nostalgie, c’est le bonheur de la mémoire »

Nous abordons dans cet entretien exclusif avec Yakoub Abdellatif son parcours littéraire, son travail sur la mémoire ainsi que ses projets culturels qui œuvrent pour la reconnaissance des voix souvent oubliées.

Yakoub Abdellatif est un écrivain, metteur en scène, dont l’œuvre explore avec finesse les thèmes de la mémoire, de l’identité et de l’exil. À travers ses pièces de théâtre, ses nouvelles, ainsi que son roman Ma mère dit chut (2017), il donne voix aux réalités souvent invisibilisées des communautés migrantes, questionnant les silences de l’histoire et les défis de la transmission intergénérationnelle. Entretien

Entretien réalisé par Brahim Saci

Diasporadz : Dans vos écrits, vous abordez souvent les thèmes de l’exil et de la mémoire. Comment, selon vous, peut-on transmettre des mémoires souvent oubliées ?

Yakoub Abdellatif : « Que deviennent nos souvenirs quand nous n’y pensons plus », dit-on. Ils sont enfouis mais jamais oubliés et réapparaissent un jour ou l’autre. Aucune histoire ou mémoire ne peut être occultée, et dire est le propre d’un artiste. L’artiste doit dire, transmettre, c’est plus fort que lui…

C’est impossible d’oublier et je partage le point de vue de Christian Bobin qui dit « l’on n’écrit pas pour devenir écrivain mais c’est pour rechercher en silence la part manquante ». Il a raison, car lorsqu’on est bien, l’on n’a pas vraiment grand-chose à dire. L’identité, ce n’est pas la couleur de la peau de quelqu’un, c’est ce que l’on est, et je suis ce que je suis, français d’adoption et kabyle de naissance.

Un homme s’il a de l’éducation ne peut être un ingrat. Je ne peux donc pas renier ce que m’ont légué ma mère et mon père, mes parents, kabyles depuis des siècles, un héritage culturel. D’un mouvement naturel, je raconte aussi mon histoire à mes enfants. Car même la plus belle rose du monde ne peut survivre si tu lui retires ses racines.

Je n’ai que faire par exemple de la Belgique mais interdisez-moi d’y aller, c’est là que j’éprouverai le besoin d’y aller justement. Par curiosité et peut être bien par défi. Que me cache-t-on derrière cette frontière, me dirai-je ? Mais attention, ouvrons quand même les yeux, car le monde d’aujourd’hui, très individualiste, va mal depuis que l’on a interdit d’interdire.

La nostalgie, c’est le bonheur de la mémoire pour moi et je la chante lorsque je crée, lorsque j’écris. Les jeunes d’aujourd’hui, j’ai l’impression qu’ils veulent exister sans tenir compte du passé. Mais on ne peut vivre sans passé, il y a les connaissances et le savoir.

On transmet par des expositions, par les livres, par la musique, par l’art. En réfléchissant car réfléchir veut dire penser longuement. Ce n’est pas cogiter. Je ne me sens nullement pauvre. Je dis merci à cette biculture. On ne choisit pas son destin, on ne fait que le poursuivre disait aussi Jean Genet. Et je suis content de transmettre ce que l’on m’a transmis, la graine ne s’oublie pas, on sait qu’elle a été semée par un ouvrier agricole, travaillée par un mitron et un boulanger avant qu’elle ne devienne pain. L’intelligence humaine, c’est peut-être cela Dieu. Je ne sais pas. Je n’ai pas de certitudes. J’ai la foi et beaucoup d’espérance, c’est ma nature.

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Diasporadz : « Ma mère dit chut » raconte votre enfance marquée par l’exil. Comment avez-vous vécu l’écriture de ce livre et quel impact espérez-vous qu’il ait ?

Yakoub Abdellatif : Ma mère était malade à l’époque, vieille, j’avais besoin de lui dire je t’aime avant qu’elle ne parte. Un mot que l’on ne dit pas vraiment chez les Kabyles, on l’exprime par un geste ou par un silence. « Ma mère dit chut », c’est la pudeur, on ne dit pas vraiment chez nous, on est présent dans l’acte et par les gestes, la toute obéissance.

L’impact ? J’espère qu’il sera beaucoup lu, ainsi ma mère continuera de vivre. Et puis, lorsqu’on écrit, c’est pour partager. Pour moi, l’écriture est une psychanalyse à ciel ouvert. Il n’y a de véritable prison que celle d’un cœur en prison. Mon cœur n’est pas en prison car ma mère est morte à présent. Au contraire elle n’a jamais été aussi présente que depuis qu’elle est partie. C’est maintenant que j’y pense tous les jours. Bussy de Rabutin dit : « L’amour est à l’absence ce que le vent est au feu, il éteint le petit et allume le grand. » C’est en ce sens aussi que je dis qu’aucune mémoire ou histoire ne peut être oubliée ou occultée.

Diasporadz : Le festival Voyage au cœur de l’été que vous avez créé célèbre la diversité culturelle. Comment ce projet reflète-t-il votre vision de la culture comme outil de dialogue ?

Yakoub Abdellatif : La culture, c’est le partage. C’est transmettre. Quand Socrate dit « je sais une chose, c’est que je ne sais rien », c’est parce qu’il sait que dans l’immensité des connaissances, de ce qu’il a appris, il apprendra encore dans la minute qui suivra. On apprend tous les jours et la culture, c’est ce qui nous permet aussi d’apprendre. 

Diasporadz : Dans vos pièces comme Strudel et Fatma la honte, vous mélangez humour et sujets graves. Quelle place donnez-vous à l’humour pour traiter de thèmes comme l’intégration et les conflits identitaires ?

Yakoub Abdellatif : On dit que l’humour, c’est la politesse du désespoir. Pour ma part, je dirai « l’humour, c’est la clef qui ouvre toutes les portes ». Il faut savoir rire de soi. C’est avoir une distance sur l’affect et nos émotions. On dit aussi « ah orgueil quand tu nous tiens, on peut dire adieu prudence ». Et d’ajouter pour connaitre l’autre, il faut déjà se connaitre. Se dire qui je suis ? Je suis un artiste d’art dramatique. Drama veut dire action en grec. Et acteur veut dire agir, spectateur qui observe.

Choisit-on sa nature ? Je ne crois pas. J’aime rire de moi, prendre tout en dérision car la vie aussi est du théâtre. Dans le monde marchand, on joue tout le temps, la comédie sociale car « ce qui fait courir les boiteux et que les manchots attrapent à deux mains, c’est l’argent », comme dirait Gabriel Garcia Marquez.

L’homme est fragile, il se dénature parfois parce qu’il croit peut-être que réussir, c’est exister sur la plus haute marche. Réussir pour moi, c’est être bien dans sa tête pour être bien dans sa peau. Nous ne sommes pas éternels, nous sommes des mortels et réussir, je pense que c’est finir avec joie ce que l’on a commencé avec joie. C’est accepter de naitre et de mourir en paix quelque part et laisser une trace de notre parcours terriblement terrestre et imparfait.

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Diasporadz : D’où vient toute cette sagesse ?

Yakoub Abdellatif : Là aussi, c’est un héritage. Elle vient de mon père, de ma mère, de mes ancêtres qui savaient rire d’eux. Une transcendance peut être bien.

Diasporadz : Vous êtes aussi impliqué dans des événements comme Lumières de Livres. Quel rôle, selon vous, ces festivals jouent-ils dans la préservation de la mémoire collective ?

Yakoub Abdellatif : Indispensable. C’est la transmission. Le coran veut dire « qra », lis, et la bible c’est le livre.

Il y a ceux et celles qui cherchent le chemin de la lumière et il y a ceux et celles qui cherchent la lumière pour se montrer. Il faut sortir de la caverne tout simplement, et l’art, la création, le livre, les échanges y jouent un grand rôle.

Ce que je sais aujourd’hui, ce sont d’autres qui me l’ont appris. Je n’ai rien inventé. Et j’ai moi aussi envie de redonner ce que le vivant m’a donné pour la préservation de la mémoire collective.

Diasporadz : À travers vos écrits et projets culturels, vous contribuez à transmettre des récits essentiels. Comment percevez-vous l’évolution de la reconnaissance des histoires des migrants et des communautés marginalisées ?

Yakoub Abdellatif : Il faut sortir de la caverne et ouvrir les yeux, réfléchir… J’ai espoir. Comme disait Héraclite, « sans l’espérance, nous n’obtenons jamais l’inespéré ». Et là encore, je sais rire de moi et de mon monde. Je ne crois pas vraiment au racisme, la preuve, dans l’attachement on ne voit pas nos différences. On me dit souvent : « Mais toi tu es un mec bien, tu n’es pas comme les autres ». Parce que tu me connais, suis-je tenté de dire dès lors…

La hantise d’un homme ou d’une femme, c’est de mourir idiot, je crois bien. Mais bon, tout cela n’engage que ma propre personne.

On ne peut pas tomber plus bas que terre. Donc on remontera forcément. Il faut dire, échanger, continuer à enseigner tout simplement … Ce qui est vrai aujourd’hui ne le sera pas forcement demain, et ce qui était vrai hier ne l’est pas forcement aujourd’hui. Ce sont les certitudes qui sont trompeuses… Il n’y a pas de certitudes.

J’ai travaillé au théâtre avec des juifs et un juif ne te dira jamais que la porte est fermée. Il te dira : « Il faut que je réfléchisse à comment l’ouvrir ».

On a tous besoin les uns des autres, donc j’ai espoir. Le rapport de force politique ne dure qu’un temps car le politique ne fait que passer, l’artiste quant à lui dure. Les artistes sont là pour produire, faire bouger, pour une prise de conscience. On ne peut tuer les poètes.

Diasporadz : Avez-vous des projets en cours ou à venir ?

Yakoub Abdellatif : Oui beaucoup de projets bien sûr.

Diasporadz : Un dernier mot peut-être ?

Yakoub Abdellatif : Merci de ta rencontre, j’avais besoin d’elle.

Entretien réalisé par Brahim Saci

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