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vendredi,14novembre,2025

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« Sursis à volonté » de Basma Omrani : désillusion et quête existentielle de la liberté

Le premier roman de Basma Omrani, docteure en littérature, est une œuvre poignante et acérée qui ausculte le mal-être social et psychologique de la Tunisie contemporaine.

À travers le personnage de Sobhi, un homme piégé par un salaire dérisoire et une solitude abyssale, l’auteure Basma Omrani dresse dans ce roman le portrait sans concession d’une génération désenchantée, aux ambitions étouffées par un système en crise. Co-édité par Zayneb édition et L’Harmattan, ce récit dépasse la simple critique sociale pour s’enfoncer dans l’exploration de l’absurde et du trauma, soulevant une question obsédante : n’y a-t-il pas « quelque chose de plus à vivre ? » En mêlant critique sociopolitique et drame psychologique, le livre offre un « éclat poétique » qui résonne comme un appel vibrant à la dignité et à l’affranchissement.

Basma Omrani, l’auteure de ce premier roman, est une personnalité à la fois ancrée dans le monde académique et fortement liée à la culture francophone. Née à Sfax, elle est docteure en littérature générale et comparée et exerce la profession de professeure de français, vivant actuellement à Paris. Ce double ancrage, tunisien et parisien, enrichit son regard sur la réalité qu’elle dépeint.

Sursis à volonté est paru en 2025 et bénéficie d’une diffusion à la fois en Tunisie, chez Zayneb édition et sur la scène littéraire internationale francophone, grâce à L’Harmattan. Cette co-édition assure à l’œuvre une résonance élargie.

L’ambition littéraire du roman, selon l’auteure, est de donner corps à « l’absurde, l’injuste et le refoulé » afin de mieux dépeindre le réel. Cette approche thématique est cruciale : elle ne vise pas un simple réalisme descriptif, mais une exploration profonde des dimensions existentielles, sociologiques et psychologiques de la détresse humaine. L’œuvre se veut un véhicule pour exprimer les non-dits, les injustices subies et les traumatismes enfouis qui rongent l’individu.

Le roman de Basma Omrani plonge le lecteur dans l’intimité de Sobhi, un homme de trente-sept ans vivant dans la banlieue du Bardo à Tunis. L’élément central qui définit et écrase son existence est son salaire dérisoire de sept cents dinars. Ce montant n’est pas seulement un chiffre économique, mais devient la métaphore d’une condamnation existentielle : une « souffrance, une punition, une malédiction » qui le prive de toute perspective d’épanouissement. Cette contrainte financière est si absolue qu’elle lui interdit littéralement la vie : il ne peut ni voyager, ni aimer, ni même se permettre de tomber malade ou de cultiver une passion. Son existence est réduite à une succession de « petits rôles, monotones et répétitifs », le plaçant constamment à « l’éternelle place du fond » de la société.

Le récit s’impose comme une immersion dans sa solitude profonde et son ennui lancinant. Sobhi se perçoit comme « condamné à exécuter une peine indéterminée sur cette terre », une perception qui traduit son désespoir en termes judiciaires et eschatologiques. Cette détresse existentielle se manifeste physiquement et psychologiquement par des troubles sévères, notamment l’insomnie et des hallucinations, révélant une santé mentale qui s’effrite.

À travers la subjectivité de Sobhi, le roman dresse un portrait sombre et accablant de la Tunisie. Le pays est dépeint comme une entité qui « glissait, jour après jour, vers le dégoût, la terreur et la pauvreté », un système qui « brutalisait les fragilités » et « étouffait les ambitions ». Le rêve de Sobhi de jouer un rôle constructif dans son pays s’est dissipé, ne lui laissant que l’urgence de se « sauver » lui-même.

Face à cet état d’échec et d’attente perpétuelle, Sobhi est poussé au bord de la rupture, ses pensées oscillant entre la violence (le désir de tuer) et l’obsession de la fuite. Cette évasion se cristallise autour de deux options : « El hargua » (l’émigration clandestine) ou l’obtention d’un visa légal, symboles de l’impossible échappatoire.

Parallèlement à cette critique sociale, l’intrigue psychologique s’épaissit autour d’un souvenir insaisissable qui le torture. Ce passé refoulé est le moteur secret de son mal-être, le véritable sens du « sursis » qui pèse sur lui, et dont la révélation finale est essentielle à la compréhension de son destin.

Le cœur de l’apport de Sursis à volonté réside dans sa puissante capacité à cristalliser le désarroi d’une jeunesse diplômée et désenchantée. Le roman ne se contente pas d’aligner des faits sociaux, il capte le sentiment d’une dignité bafouée et l’écho d’un « cri silencieux » perdu dans le tumulte d’un quotidien tunisien ingrat. Cette approche permet de dépasser la simple critique sociale pour s’engager dans une exploration profonde de la dimension psychologique et existentielle de la détresse.

L’impact émotionnel et thématique culmine avec la révélation finale du trauma de Sobhi. Le « souvenir insaisissable » qui le torture se matérialise : enfant, il a mortellement poussé sa mère dans les escaliers. Cet acte, motivé par un simple « désir de désobéissance », est un souvenir « lourdement enfoui » qui éclaire de manière terrifiante son existence présente. Ce meurtre passé donne un sens profond au titre : la vie de Sobhi est une peine qu’il exécute, faite de culpabilité sourde et d’une perpétuelle attente du jugement qui ne vient pas des tribunaux, mais de son propre psychisme, le plaçant littéralement dans un « sursis existentiel ».

Ce faisant, l’œuvre est saluée comme un « éclat poétique dans la grisaille du monde », transformant la souffrance en matière littéraire. Elle se mue en un appel vibrant à la quête du sens et de la liberté, une obsession résumée par la question existentielle qui hante Sobhi : « est-ce tout ? N’y a-t-il pas quelque chose de plus à vivre ? ».

La conclusion du livre scelle cette quête de manière paradoxale. Sobhi, après la remémoration et la confrontation à son acte, s’installe « immobile » et « debout » sous l’horloge du boulevard de la Liberté à Tunis. Bien que les passants le considèrent comme « fou », le narrateur affirme qu’il n’est « plus en sursis ». Cette résolution suggère que la confrontation avec son acte le plus sombre, même si elle mène à la marginalité ou à une forme de folie, est la seule issue possible pour échapper à l’emprisonnement d’une vie insoutenable. Le sursis prend fin lorsque l’individu assume son histoire et sa peine, trouvant une paix définitive dans l’acceptation de soi, fût-ce dans la rupture avec le réel.

L’impact de Sursis à volonté est double et dialectique, opérant une puissante fusion entre le registre social et le plan psychologique.

Le roman fonctionne d’abord comme un miroir social accablant de la Tunisie contemporaine. En se concentrant sur le quotidien de Sobhi, il dénonce la déchéance économique et l’humiliation subie par une jeunesse qualifiée, dont la perte de dignité est chiffrée par un salaire misérable. L’œuvre capte l’atmosphère d’une Tunisie où le désenchantement est une maladie endémique, faisant du récit une critique frontale d’un système qui « brutalise les fragilités ».

Simultanément, le livre s’élève à une portée existentielle en s’interrogeant sur le sens de la vie face à l’absurde. Ce questionnement trouve sa clé de voûte dans la révélation finale du trauma personnel de Sobhi. Son état de « sursis » perpétuel, d’abord perçu comme l’attente d’une vie meilleure, se révèle être la conséquence d’une culpabilité enfouie (le meurtre involontaire de sa mère). La crise sociale devient l’écho et l’amplification d’une crise intérieure. Ce tour de force narratif confère au malaise du protagoniste une dimension universelle et tragique.

Finalement, l’œuvre est perçue comme un « éclat poétique dans la grisaille du monde », un titre honorifique qui souligne la capacité de Basma Omrani à transformer l’obscurité de son sujet en lumière littéraire. Le roman se mue en un appel vibrant à la quête de la liberté, suggérant que l’affranchissement véritable, la fin du « sursis » ne peut advenir que par l’acceptation courageuse et totale de sa propre histoire.

L’aboutissement du roman marque une rupture nette pour Sobhi, qui atteint l’aboutissement de sa quête existentielle par une forme de folie libératrice. Ce dénouement est incarné par son installation symbolique et immobile sous l’horloge du boulevard de la Liberté à Tunis. Cet acte d’immobilité au cœur de l’espace public de la « Liberté » signifie la fin de son « sursis », un terme qui désignait jusqu’alors son emprisonnement mental et social. Sobhi n’est plus en attente passive d’un jugement extérieur, qu’il soit social (pour son échec économique) ou judiciaire (pour le trauma de sa mère). Il a fait face à son acte le plus sombre intérieurement, et cette confrontation psychique a mis un terme à sa peine morale auto-imposée. Bien que le monde extérieur le perçoive comme « fou », le narrateur insiste sur le fait qu’il n’est « plus en sursis ».

Le roman de Basma Omrani suggère ainsi que, pour l’individu brisé et les « égratignés de l’existence », la seule véritable issue pour échapper à l’emprisonnement d’une vie insoutenable réside dans la confrontation radicale avec la vérité la plus sombre et l’acceptation de l’anormalité qui en résulte. Cette rupture paradoxale avec le réel est l’ultime acte de liberté.

Sursis à volonté est une œuvre marquante qui, en articulant le drame social tunisien à la libération psychique du trauma, suggère que l’acceptation de la vérité la plus sombre est l’unique voie, bien que paradoxale et marginale, pour atteindre la fin du sursis et l’ultime liberté existentielle.

Brahim Saci

Basma Omrani, Sursis à volonté, Éditions L’Harmattan

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