vendredi, 27 juin 2025
DiasporadzEntretienMarie Andreasz : "Quitte à photographier l’illusion…"

Marie Andreasz : « Quitte à photographier l’illusion… »

Dans cet entretien, la photographe française Marie Andreasz nous ouvre son regard poétique et son processus créatif, partageant ses inspirations, ses techniques et sa vision singulière de la photographie.

Marie Andreasz est une photographe française dont le travail se déploie à la croisée de la poésie visuelle, de l’artisanat photographique et de l’engagement humain. Formée au Canada, elle a notamment été marquée par l’enseignement de Robert Frank, maître incontesté de la photographie documentaire, qui a nourri chez elle un regard à la fois intime, libre et profondément humain.

Entretien réalisé par Brahim Saci

Diasporadz : Pouvez-vous nous raconter votre parcours et ce qui vous a menée à la photographie, notamment votre expérience auprès de Robert Frank au Canada ?

Marie Andreasz : Âgée de vingt-huit ans, infirmière en psychiatrie et devant vivre au Canada, je ne pouvais y exercer pour des raisons d’équivalences de diplômes. Après une année de théâtre à l’Université de Moncton (New Brunswick), j’ai réalisé que j’étais plus attirée par le côté visuel, qui, au fond, m’avait toujours porté depuis mon enfance au milieu de la nature, et surtout auprès d’un grand-père « taiseux ».

Je me suis donc inscrite l’année suivante en section de photographie. Notre professeur, dans le cadre d’un cours où nous étions peu d’inscrits, se montrait très stimulant, aiguisant notre curiosité, nous laissant libre accès au matériel de prise de vue, au labo… Ayant été lui-même l’élève de Robert Franck à l’Université de Rochester (État de New-York, USA), il invita ce dernier, qui résidait non loin, à Mabou (Île du Cap-Breton, Nouvelle Ecosse), à venir nous dispenser son enseignement qui était un véritable carnet de voyages.

Robert Franck regardait nos tirages… Il nous disait très franchement ce qu’il en pensait, cash si je peux dire, faisant preuve à la fois d’une immense générosité et d’une grande exigence, nous parlant aussi de ses propres travaux, et notamment de son fameux livre « Les Américains » (publié en 1958 et devenu un ouvrage culte).

Robert Franck, ce photographe si singulier, est alors devenu mon père spirituel dans le domaine de la photographie. Il nous a quittés en 2019. Il me guide encore quotidiennement dans sa conception artistique sans compromis…  

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Diasporadz : Votre travail privilégie la photographie argentique et le noir et blanc, à une époque dominée par le numérique. Qu’est-ce que cette technique Vous apporte, artistiquement et émotionnellement ?

Marie Andreasz : Déjà, il y a la question du temps. En argentique, il en faut, et beaucoup, entre la prise de vue et le tirage définitif.

Il y a aussi le suspense. Après la prise de vue, le temps de l’apparition est différé, il n’est pas possible de visualiser le cliché sur un simple écran comme dans la technique numérique, et des événements imprévisibles, auxquels il faut en permanence s’adapter, peuvent surgir à chaque étape…

L’argentique, somme toute, est un parcours qui commence dans la lumière, celle de la nature ou celle de l’atelier, qui peut être juste pénombre. Il se poursuit dans le noir absolu avec le développement de la pellicule, puis dans la lumière inactinique (rouge) de la chambre noire, pour revenir ensuite vers la clarté, vers le jeu infini de l’ombre et de la lumière.

Pour paraphraser Virginia Wolf, cet espace-temps, est A Room of One’sOwn, une chambre à soi. La mienne.

L’art pictural, depuis toujours, est né dans un temps suspendu, étranger à l’immédiateté frénétique actuelle. À partir de l’instant où je pose le regard sur un objet ou un paysage, celui-ci entre dans ma vision personnelle, vision teintée de tous mes souvenirs et affects, et il n’en sortira plus jusqu’au surgissement de l’image dans le bassin de révélateur.

Je ne photographie rien d’autre que ce que je crois voir. Quitte à photographier l’illusion…

Diasporadz : Vos livres d’artiste, comme Lisière étroite ou Espace(s), sont réalisés en tirages très limités et soignés. Quelle place accordes-vous à l’objet-livre dans votre démarche photographique ?

Marie Andreasz : Déjà dans le travail argentique, en plus du visuel, je suis sensible à la dimension tactile, notamment celle du papier (baryté) ou du verre (ambrotypes).

Par ailleurs, avec mon époux, nous vivons au milieu des livres. Notre maison est une bibliothèque de fond en comble…

N’est-il pas naturel que je devienne moi-même, du moins au niveau des images, l’auteur d’un livre qui permettra à mon travail une diffusion supplémentaire à celle d’une exposition éphémère ou à l’achat limité d’un tirage original ?

Enfin l’objet livre est une trace, même s’il n’est qu’un simple fragment, du travail au long cours.

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Diasporadz : Jusqu’en 2017, Vous avez animé un atelier photo dans un établissement psychothérapeutique. Comment l’art et la photographie peuvent-ils accompagner un travail de soin et de reconstruction personnelle ?

Marie Andreasz : Peut-être parce que cet atelier n’était précisément pas un espace de soin à proprement parler, mais plutôt une aire de jeu. Une activité qui ne mobilisait pas seulement l’individu malade, mais la personnalité toute entière. Une activité qui révélait au patient une part de lui-même qu’il ignorait, qui étendait son champ de perception et d’expression… Je pense à ce patient qui ne parlait que de technique, ne faisait jamais d’image, et que j’ai poussé un jour à utiliser un appareil jetable. Il avait un don du cadrage qu’il méconnaissait totalement. Il a pu, par la suite, l’utiliser avec bonheur.

Il y a aussi le rapport très particulier au temps. Un atelier argentique permet d’échapper à l’immédiateté qui marque souvent les personnalités en difficulté psychique, et surtout par les temps qui courent. L’atelier photo représente la pause nécessaire quand les événements ou la pensée s’emballent…

Cet atelier appartient aux « riches heures » de ma pratique psychiatrique.

Diasoradz : Dans vos images, on ressent une grande attention portée au silence, à la lumière et aux formes épurées. Comment définissez-vous votre rapport à la composition et à l’esthétique minimaliste ?

Marie Andreasz : Comme en musique, le silence est la condition indispensable à l’émergence des images. Comment voir, comment composer des images dans le bruit ?  Plus on entend, moins on voit !

La lumière est à la fois celle qui éclaire l’objet et celle qui irradie de l’objet ou du paysage… Elle permet l’exploration au plus près de la forme, de l’essence des choses : Le parti pris des choses, selon Francis Ponge.

Plus une forme est simple, moins nous sommes distraits.

Plus nous appréhendons l’essentiel, plus nous touchons à l’âme, même si le mot est vaste…

C’est sur ce point que je rejoins l’esthétique minimaliste.

Regardons « Le chien » de Francisco Goya. A priori il n’y a guère de choses sur cette huile, et pourtant cela exprime comme jamais l’indicible, l’au-delà du visible…

Diasporadz : Quel message ou quelle émotion souhaitez-vous transmettre à travers vos photographies, et comment souhaitez-vous que votre public les reçoive ?

Marie Andreasz : J’aimerais que le public, comme moi, puisse perdre ses repères familiers. Qu’il accède à un monde sans coordonnées, un monde non mesurable, où le proche et le lointain se confondent, où l’espace préexistant n’existe pas et où ce sont les objets qui créent eux-mêmes leur propre espace… Que l’objet, qui peut être un simple objet manufacturé aussi bien qu’un objet de collection, perde son sens premier, devienne autre chose par les seuls reflets de sa forme…

Mon vœu est que mes images acquièrent une « autonomie » (existant selon leur propre loi), que l’on ne sache plus réellement d’où elles viennent, qu’elles représentent autre chose que la réalité de départ. Qu’elles soient rendues au statut d’objet intérieur à nous-mêmes…

Nous les portions déjà en nous, nous ne le savions pas, elles se révèlent.

Diasporadz : Vos photographies ont une qualité presque picturale, avec un travail subtil sur la lumière, la composition et la texture. Peut-on dire que vous avez le regard d’un peintre ? Comment ce regard influence-t-il votre façon de capturer une image ?

Marie Andreasz : Je pratique beaucoup la nature morte, à laquelle je préfère du reste le terme anglais « stil life », vie silencieuse. Je travaille aussi le paysage. Ces formes relèvent a priori de la peinture… Alors oui, peut-être que j’ai le regard d’un peintre, mais pas celui d’un peintre réaliste, plutôt celui d’un peintre qui rend les formes libres, indépendantes de leur support premier.

Sans doute aussi que tous les jeux de la lumière que j’affectionne relèvent de la peinture, mais après tout, la lumière fut présente, parfois impérative, parfois capricieuse, depuis les débuts de la photographie (qui signifie littéralement « écrire avec la lumière »).

Au fond, un peintre ne ressemble pas entièrement à un photographe, ni l’inverse. Mais les deux peuvent avoir la même qualité de regard. Un regard qui, à l’instant de l’émerveillement premier, n’essaie pas forcément de voir une forme finale, celle qui ne viendra qu’après un long travail au cours duquel d’autres émerveillements l’attendent…

Diasporadz : Pourriez-vous dire un mot sur Philippe André, qui sait si bien parler de votre travail ?

Marie Andreasz : Lui et moi vivons depuis toujours dans une transmission permanente.

Philippe est écrivain et je suis toujours la première lectrice de ses articles, essais ou romans. Il a toujours besoin de mon regard avant de poursuivre l’écriture qui, comme la photographie, est un long travail… De son côté, il est le premier à voir mes images. Il est très disponible. Je peux l’interrompre à tout moment. Même s’il est en train d’écrire, ou voué à sa musique (il est pianiste, organiste et claveciniste), il vient tout de suite à mes côtés dans la chambre noire pour comparer avec moi deux images, me donner son impression sur un temps d’exposition, une composition, bref me dire ce qu’il pense, ce qu’il ressent…

Nous avons vraiment une sensibilité commune à l’esthétique, à la beauté, à la profondeur sans laquelle l’art n’existe pas pour nous.

Pour toutes ces raisons, je trouve qu’il est celui qui a toujours su trouver les meilleurs mots pour parler de mon travail. Il a beaucoup écrit sur la musique, il dit entendre de la musique dans mes images, il parvient à en traduire le côté ineffable aux autres…

Diasporadz : Avez-vous des projets en cours ou à venir dont tu pourrais nous parler ? Y a-t-il de nouvelles explorations artistiques ou collaborations prévues ?

Marie Andreasz : Depuis quelques années, au-delà de mon travail argentique, je suis attirée par les techniques anciennes. J’ai pratiqué le cyanotype qui aboutit à des images à la tonalité bleu de Prusse, le plein soleil du Languedoc s’y prête particulièrement.

Aujourd’hui j’explore la technique du collodion humide, l’ambrotype, une technique qui date de la deuxième moitié du XIXème siècle et qui aboutit à un original unique sur verre. Le résultat est d’une profondeur confondante…

M’étant lancée dans un projet sur « le retour d’Ulysse à Ithaque », s’y côtoieront des tirages gélatino-argentiques (sur papier baryté) et des ambrotypes.

Une rétrospective de mon travail, Quand l’éphémère rejoint l’éternité (titre de Bernard Nivollet qui m’offre le grand espace d’un chais de son domaine viticole de Blanville), sera organisée à l’automne et scénarisée par François Tamisier (co-concepteur et architecte de l’Opéra de Pékin).

En lien avec cette rétrospective, un projet de monographie…

Diasporadz : Un dernier mot ?

Marie Andreasz : Déjà un immense merci pour vos questions si fondamentales !

Et puis…
Le doute comme moteur à la création.
Travailler chaque jour malgré le doute.
Ré-enchanter le monde !

Entretien réalisé par Brahim Saci

Le site de l’artiste Marie Andreasz : www.marieandreasz.com

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