Rencontrer l’écrivain Kacem Madani, c’est dialoguer avec une mémoire en mouvement, celle d’un homme partagé entre plusieurs terres, la Kabylie natale, l’Algérie, la France d’accueil et l’Amérique universitaire.
Ancien professeur et chroniqueur engagé, l’écrivain Kacem Madani s’est imposé comme une voix littéraire singulière, mêlant autobiographie, fiction et témoignage.
Dans cet entretien, Kacem Madani revient sur son parcours, ses engagements et la portée de ses dernières publications.
Entretien réalisé par Brahim Saci
Diasporadz : Votre œuvre est traversée par le thème de l’exil. Comment ce déracinement a-t-il façonné votre identité et votre écriture ?
Kacem Madani : Effectivement, quand on a passé l’essentiel de sa vie dans un pays étranger, on ne peut qu’en être façonné. En même temps, quand on a la chance de vivre dans un pays comme la France, ce façonnement ne peut que vous faire baigner dans un universalisme salutaire qui vous fait jeter un regard quasi lucide sur les années passées au pays, et dont les souvenirs constituent un réservoir d’anecdotes qui ne demandent qu’à être relatées. Ce sont ces souvenirs qui sont utilisés et relatés dans la plupart de mes écrits. « On ne guérit pas de son enfance », n’est-ce pas ?
Diasporadz : Dans « Mémoire(s) en dents de scie », vous évoquez une mémoire fragmentée. Pensez-vous que la mémoire de l’Algérie post-coloniale est elle aussi « en dents de scie » ?
Kacem Madani : En Algérie, il y a deux sortes de mémoires, la mémoire collective, celle instillée et imposée par le pouvoir dès l’indépendance, et la mémoire individuelle, celle qui constitue la vie de chacun de nous. La première est une constante nationale. Même notre histoire commune est façonnée à la guise des dirigeants du moment. La seconde est effectivement « en dents de scie ». Combien de lecteurs de mes mémoire(s) m’ont avoué que mon histoire est une copie conforme de leur propre vie. Rien d’étonnant à cela ! Nos vies de villageois et nos parcours académiques se ressemblent tant.
Diasporadz : La culture kabyle occupe une place centrale dans votre œuvre. Quelles menaces pèsent aujourd’hui sur cette culture, selon vous ?
Kacem Madani : En tant que Kabyle, on ne peut que s’inspirer du terroir de notre enfance car bizarrement, à mesure que le temps passe, les souvenirs de notre enfance et adolescence sont les plus vivaces. D’autant que jusqu’à l’âge de 10 ans, année de ma scolarité, je n’ai baigné que dans ma culture. Elle est tenace en moi et constitue la sève authentique qui coule dans mes veines.
Les menaces qui pèsent sur notre culture sont nombreuses. La première est liée à la langue, laquelle semble perdre du terrain année après année. Fort heureusement, un certain acharnement de nos universitaires nous donne l’espoir d’une résistance coriace et fructueuse. Ils sont à féliciter ! L’autre menace, et non des moindres, ce sont les hégémonies culturelles nationales et internationales qui tendent à reléguer la culture amazighe, en général, et la culture kabyle, en particulier, au rang de folklore, de « ch’tih r’dih » et autres gesticulations attrayantes. Ils nous appartient de redresser la barre en conjuguant nos efforts.
Diasporadz : Vos nouvelles abordent des sujets sensibles : injustice, guerre, radicalisation. Que peut la littérature face à ces réalités ?
Kacem Madani : La littérature a toujours servi d’éveil des consciences. Le siècle des lumières en France en est l’exemple typique. Pour ce qui est des thématiques de mes écrits, je fais mienne la citation : « Quand on assiste à l’injustice et que l’on se tait, c’est qu’on est complice ». Je pense que le terme qui résume mes sujets est le mot indignation. Mon premier livre « Indignation(s) chronique(s) » en fait explicitement référence. J’ai comme l’impression que plus je prends de l’âge, plus la niaque s’amplifie.
Diasporadz : En tant qu’auteur de la diaspora, avez-vous l’impression d’écrire « entre deux mondes » ou au contraire de bâtir un pont entre eux ?
Kacem Madani : Mon rêve a toujours été de contribuer modestement à la construction d’un pont solide entre les deux rives de la Méditerranée. Même si nous sommes bien intégrés à notre pays d’accueil, il n’en demeure pas moins qu’un tel pont contribuerait à tirer la société algérienne vers le haut, vers une conscience collective plus que jamais nécessaire. Le hirak nous a démontré que tout n’est peut-être pas perdu.
Diasporadz : Quels écrivains, penseurs ont influencé votre démarche littéraire ?
Kacem Madani : Ma première référence est Voltaire. De mon temps, nous étudiions son œuvre en classe de seconde. À ce jour, j’utilise souvent des bribes de formules tirées de ses écrits, comme « Il n’est de mal dont ne naisse un bien » ou encore « Il faut cultiver son jardin ».
Plus près de nous, je pense que mon véritable mentor est Mohamed Benchicou, que je salue au passage. C’est grâce à lui et au journal « Le matin d’Algérie » que je suis venu à l’écriture.
Par ailleurs, je pense que mon style est plutôt scientifique que littéraire. Dans mon métier de chercheur, j’ai eu à rédiger de nombreux articles sur des sujets variés, et aussi un livre de recherches « From trigonometry’s magic to nonlinear dynamics ».
Diasporadz : Dans « Le coupable idéal et autres nouvelles », vous mettez en scène des personnages confrontés à l’injustice ou à l’oubli. Ces récits sont-ils inspirés de faits réels ou relèvent-ils d’une fiction symbolique ?
Kacem Madani : Sur les cinq nouvelles que comporte « Le coupable idéal », quatre sont authentiques. Elles mettent en relief cette « Hogra » généralisée mise en place en Algérie dès le lendemain de l’indépendance. Qui peut prétendre n’en avoir jamais été victime ? Quant au récit « Monzami », bien que fictif, il contient des bribes de faits réels tirés de la vie des immigrés pendant les années 1960 et auxquels j’ai assisté pendant mon séjour à Nancy, alors que je n’étais encore qu’un bout de choux de douze ans.
Diasporadz : Avec « Fratricide obsessionnel », vous abordez les fractures internes de l’Algérie contemporaine. À travers ces récits, quel message souhaitez-vous transmettre sur la mémoire de la décennie noire et ses répercussions aujourd’hui ?
Kacem Madani : Le message premier est de dire « Non à l’oubli ». En ce sens, « Fratricide obsessionnel » raconte l’histoire de deux frères dont l’un, un islamiste de la première heure, s’est mis en tête d’assassiner l’autre, lui reprochant de ne pas suivre le chemin d’Allah. Tout un programme. Dans la lignée de « Houris » de Kamel Daoud, le récit s’attèle à démontrer la bêtise humaine qui a jalonné la décennie noire. Bien que fictive, la nouvelle a beaucoup de ressemblance avec des cas réels qui avaient défrayé les chroniques de l’époque.
La deuxième nouvelle « ISTN, rendez-vous avec la mort » est tirée de l’actualité. Je me mets à la place d’un Algérien lambda frappé d’une interdiction de sortie du pays. Je crois que je n’y survivrai pas ! C’est bien pour cela que j’hésite à me rendre en Algérie. Le pouvoir a réussi le pari de tous nous faire peur.
Diasporadz : Avez-vous des projets en cours ou à venir ?
Kacem Madani : Oui, un nouveau livre va bientôt paraître. Il s’agit de « Harraga 2033 ». Une histoire d’amour (il en faut aussi, surtout par ces temps sombres) entre un sans-papiers kabyle et une jolie rouquine d’Amsterdam. L’histoire se tisse entre Paris et Alger, essentiellement par téléphone. La parution de ce livre est prévue pour bientôt.
Diasporadz : Un dernier mot peut-être ?
Kacem Madani : Je vous remercie pour l’intérêt que vous portez à mon travail. Je ne vous cache pas que ce genre de mise en avant est très encourageant. Surtout pour des petits auteurs, comme moi, qui avons beaucoup de mal à passer de l’ombre à la lumière. C’est grâce à des chroniqueurs comme vous que nous ne baissons pas la plume !
Entretien réalisé par Brahim Saci
Livres publiés :
- Fratricide obsessionnel, Le Lys Bleu, 2024
- Le coupable idéal et autres nouvelles, Edilivre,2024
- Légendes kabyles, Les Editions du Net, 2023
- Mémoire(s) en dents de scie, Éditions Maïa, 2022
- Lounis Aït Menguellet : chants d’honneur, Hedna, 2021
- Indignation Chronique(s),Verone Eds, 2017