Dans un entretien accordé à notre ami Kamel Lakhdar Chaouche et publié ce dimanche 21 décembre par le journal L’Expression, Christophe Lafaye, historien spécialiste des archives et de la mémoire de la colonisation, décrypte la résurgence des tensions mémorielles entre la France et l’Algérie.
Historien, archiviste et chercheur associé au LIR3S de l’université de Bourgogne, Christophe Lafaye explore les fractures encore vives liées à la colonisation, aux archives et aux enjeux de mémoire qui traversent les relations entre la France et l’Algérie.
Pour lui, la montée de l’extrême droite en France s’appuie sur une exploitation politique assumée de ce passé encore douloureux.
“Je suis favorable à une condamnation morale et politique de la colonisation”
Interrogé sur la qualification de la colonisation comme crime contre l’humanité, Lafaye ne laisse aucune ambiguïté : « Comme citoyen français, je suis favorable à une condamnation morale et politique de la colonisation, comme nous avons pu le faire pour l’esclavage ».
Il plaide pour une reconnaissance pleine et entière des souffrances infligées aux peuples colonisés, ainsi que pour des réparations « symboliques, techniques ou financières ». Il insiste également sur la nécessité d’un enseignement critique de la colonisation et d’un travail commun entre les sociétés française et algérienne.
Aussi, il regrette que « les lois d’amnisties successives en France n’ont pas permis la tenue de grands procès de la colonisation, qui auraient pu être exemplaires », estimant que la France « en paye le prix » actuellement.
Un déni politique alimenté par l’extrême droite
Lafaye rappelle que plusieurs présidents français — Hollande, Sarkozy, Macron — ont reconnu la brutalité du système colonial. Pourtant, certains responsables politiques continuent de nier l’évidence historique.
Il s’interroge : « Comment se fait-il qu’en cette fin d’année 2025, certains hommes politiques en France […] osent affirmer […] que la colonisation n’est pas un crime ? ».
Pour lui, cette régression est le symptôme d’une démocratie fragilisée : « L’extrême droite – historiquement pro Algérie française – impose ses thèmes au débat public ».
L’historien regrette que « les amorces de reconnaissance des crimes coloniaux souvent au compte-gouttes, qui se sont traduites par des ouvertures d’archives parfois massives en France, s’accompagnent de fortes résistances administratives (archives militaires) et politiques, qui en atténuent les effets ».
Il dénonce également les attaques contre les chercheurs, accusés d’« islamo-gauchisme », et l’influence des réseaux sociaux et de l’IA dans la diffusion « d’informations fausses et révisionnistes, qui viennent concurrencer à des fins politiques, le savoir produit par les universitaires sur la colonisation ».
Pieds-noirs : une mémoire plurielle, loin des caricatures
Lafaye refuse l’idée d’un bloc homogène des descendants de pieds-noirs : « La mémoire des descendants des pieds-noirs est morcelée voire antagoniste ».
Il distingue :
- des groupes nostalgiques de “l’œuvre coloniale” et de l’OAS,
- d’autres engagés pour une société multiculturelle et la réconciliation,
- et des associations apolitiques centrées sur la généalogie ou la culture.
Lafaye estime en revanche qu’ « il y a en France une tradition de l’instrumentalisation politique de l’histoire coloniale et de la mémoire des rapatriés », « commune à tous les partis politiques selon des degrés divers » même si « elle occupe une place prépondérante à l’extrême droite ».
L’historien rappelle que « l’extrême droite populiste, déqualifiée dans le paysage politique français d’après-guerre par la collaboration avec l’Allemagne nazie, retrouve une audience grâce aux fractures de l’histoire coloniale française et en particulier celles de l’Algérie ».
Il estime que l’instrumentalisation des fractures coloniales est certes portée par la frange la plus extrême des descendants des pieds-noirs, « mais surtout par des femmes et des hommes politiques opportunistes sans liens avec l’histoire de l’Algérie, qui voient ainsi l’occasion de créer des clivages au cœur de la société française et se placer en vue des élections de 2027 ».
Lafaye estime que les attaques médiatiques actuelles contre l’Algérie ne visent pas tant à cacher la vérité qu’à servir des intérêts politiques : « L’acharnement médiatique actuel contre l’Algérie me semble plutôt être le symptôme de la montée de l’extrême droite en France ».
Selon lui, cette stratégie vise à créer des clivages en vue des élections de 2027.
Archives : entre avancées et résistances
L’historien rappelle les victoires obtenues par les chercheurs, notamment l’ouverture des archives sur les portés disparus en 2023. Mais il déplore les restrictions persistantes, notamment dans les domaines militaires et du renseignement, souvent justifiées par la lutte antiterroriste.
Pour lui, la vérité historique ne pourra émerger qu’à travers une collaboration scientifique franco-algérienne : « Mettre en lumière les crimes coloniaux nécessite […] que l’on discute les archives françaises […] avec les archives publiques ou alternatives produites en Algérie ».
« Pour révéler les crimes coloniaux, les meilleurs outils méthodologiques sont les échanges réguliers entre les chercheur.e.s universitaires et les voyages de recherche », estime l’historien qui ajoute que « les collectes de témoignages oraux sont plus que jamais indispensables pour constituer des archives alternatives afin de ne pas en perdre les traces.
Réconciliation : un chemin long mais nécessaire
L’historien dit partagerla« nécessité de la reconnaissance des crimes coloniaux face à l’Histoire, tout en insistant sur l’importance du travail scientifique partagé pour les mettre en lumière et les porter à la connaissance du grand public ».
Malgré les tensions, Lafaye reste optimiste quant au rôle de la recherche : « Je crois dans la poursuite de ces échanges et au dialogue entre les sociétés civiles en France et en Algérie ».
Il prévient toutefois que la réconciliation mémorielle entre les États sera plus lente, dépendante des contextes politiques.
Face à une extrême droite qui prospère sur les fractures mémorielles, Lafaye en appelle à la responsabilité collective : chercheurs, citoyens, institutions. Car si la vérité historique avance lentement, elle finit toujours par rattraper ceux qui tentent de la travestir.
Synthèse Saïd Aklid


