dimanche, 14 septembre 2025
DiasporadzEntretienNora Bouazzouni : "Le gastronationalisme est un sport national depuis deux siècles"

Nora Bouazzouni : « Le gastronationalisme est un sport national depuis deux siècles »

Nora Bouazzouni revient, dans cet entretien à Diasporadz, sur son parcours, ses combats et ce qu’elle qualifie de « gastronationalisme » qui érige la critique de la gastronomie française en véritable tabou.

Pour avoir abordé le sujet du « gastronationalisme » dans le journal Le Monde, Nora Bouazzouni nous confie qu’elle a reçu une lettre anonyme remplie d’insultes racistes.

Journaliste, essayiste et traductrice française reconnue pour ses enquêtes et essais engagés qui croisent alimentation, genre et société, Nora Bouazzouni s’est fait connaître par ses analyses fines et décapantes sur la place des femmes dans la cuisine, la relation entre virilité et consommation de viande, ou encore les inégalités sociales liées à l’alimentation. Entretien

Propos recueillis par Brahim Saci

Diasporadz : Vous démontrez dans vos livres que l’alimentation est un terrain politique, traversé par les rapports de genre et de classe. À quel moment avez-vous pris conscience de cette dimension ?

Nora Bouazzouni : Je crois qu’on en prend tous et toutes plus ou moins conscience dès l’enfance, puisque maman cuisine et papa met les pieds sous la table, mais se plaint quand même de ce qu’il mange ! Et puis la manière dont le corps et l’appétit des filles et femmes sont surveillés, bien différemment de ceux des garçons et hommes ; l’obsession pour la minceur dans les magazines féminins ; la grossophobie dans les films et séries, où le personnage gros est un faire-valoir, représenté comme un goinfre rigolo mais répugnant ; la stigmatisation des pratiques alimentaires des classes populaires, notamment à travers la honte sociale de manger des « sous-marques » ou de faire ses courses à Lidl – qui à l’époque était considéré comme un magasin de « pauvres » ; le racisme culinaire, où l’on est moqué·e parce qu’on mange quelque chose de différent que ce que la gastronomie française a « validé » ; le système alimentaire à deux vitesses, avec des produits moins délétères pour la santé réservés à ceux qui ont les moyens ; le mépris lorsqu’on ne possède pas le capital culinaire des classes dominantes ; la façon dont on vous toise quand vous entrez dans une épicerie fine ou un restaurant sophistiqué si l’on juge que vous n’y êtes pas à votre place…

Diasporadz : Avec « Violences en cuisine », vous brisez un tabou dans le monde de la restauration française. Avez-vous été surprise par l’ampleur des témoignages reçus ?

Nora Bouazzouni : Surprise qu’autant de gens se sentent suffisamment en confiance pour répondre au questionnaire mis en ligne au printemps 2020 par Camille Aumont-Carnel et moi, oui ! On ne s’attendait pas à un tel déferlement : on a reçu plusieurs centaines de témoignages en quelques jours (depuis, plus de 3500 personnes ont participé). Mais pas surprise par l’ampleur des violences, hélas… Car je connaissais déjà un peu le secteur, et c’est le propre de tout phénomène systémique – surtout lorsqu’il dure, comme celui-ci, depuis deux siècles.

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Diasporadz : Vos essais sont très documentés, mais accessibles. Quelle est votre méthode d’écriture pour allier rigueur journalistique et clarté du propos ?

Nora Bouazzouni : Je considère mes livres comme des boîtes à outils et c’est justement mon métier de journaliste qui me permet de transmettre des savoirs et des informations tout en restant accessible. Je n’oublie jamais que j’écris pour tous et toutes, pas pour des gens déjà outillés ou convaincus. Ça empêche de se regarder écrire et de faire des phrases alambiquées juste pour avoir l’air érudite !

Diasporadz : Entre « Faiminisme », « Steaksisme » et « Mangez les riches », sentez-vous que le regard du grand public sur la cuisine et les inégalités évolue ?

Nora Bouazzouni : Lentement, mais je crois qu’on avance – malgré les immenses résistances liées à des discours de haine omniprésents et de plus en plus décomplexés. Les politiques et les éditorialistes invités à déblatérer en continu sur des chaînes d’infos de droite ou d’extrême droite n’ont de cesse de tenir des discours racistes, classistes, misogynes et masculinistes. Et l’alimentation est facilement instrumentalisée en France, qui se targue d’être le pays où l’on mangerait le mieux au monde, et terrifiée de voir ses restaus étoilés disparaître – alors que 8 millions de personnes souffrent d’insécurité alimentaire !

La France adore parler de « haute cuisine », mais pas d’alimentation. C’est mauvais pour son image de marque à l’international. Il est donc absolument tabou de critiquer ce qu’on prétend être la tradition gastronomique française. Ici, le gastronationalisme est donc un sport national depuis deux siècles, avec des propos d’une xénophobie inouïe. Il y a quelques mois, après une interview dans Le Monde où j’aborde le gastronationalisme, j’ai reçu une lettre anonyme, à mon domicile, remplie d’insultes racistes. Le mythe gastronomique français est tenace, alors qu’il profite seulement à une poignée de nantis.

Diasporadz : Le secteur de la gastronomie a-t-il amorcé, selon vous, une véritable remise en question depuis la parution de votre dernier livre ?

Nora Bouazzouni : Absolument pas. La plupart des restaurateur·ices préfèrent continuer de blâmer l’État qui les « étoufferait » avec un coût du travail soi-disant exorbitant (alors que beaucoup ne paient même pas les heures supp’) et réclamer exonérations et faveurs fiscales (alors qu’ils sont déjà sous perfusion d’argent public), plutôt que de remettre en question ce système, qui ne fonctionne pas et n’a jamais fonctionné sans l’exploitation systémique d’une classe de travailleurs et travailleuses dont la convention collective est moins avantageuse que le Code du travail ! Mais je ne perds pas espoir : les assos et collectifs comme Bondir.e ou Mise en place sont déterminés – et Hadrien Clouet, député LFI-NFP, s’est emparé de ma proposition de commission d’enquête sur les violences dans le milieu de la restauration. Reste à convaincre les autres groupes parlementaires du bien-fondé et de l’urgence d’une telle commission.

Diasporadz : Quels sont les combats qui vous animent aujourd’hui, au-delà de l’alimentation ? Envisagez-vous d’explorer d’autres sujets dans vos prochains écrits ?

Nora Bouazzouni : La justice sociale, encore et toujours ! Je suis une femme, racisée, queer, issue d’un milieu ouvrier ; donc que ce soit à travers l’alimentation ou les représentations culturelles (séries, films, publicités…), je compte poursuivre les combats… En tout cas, aussi longtemps que mes finances me le permettront, car il faut bien le dire : écrire des livres ne rapporte pas grand-chose !

Diasporadz : Un dernier mot peut-être ?

Nora Bouazzouni : Droit à l’alimentation pour tous et toutes !

Entretien réalisé par Brahim Saci

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