mardi, 7 octobre 2025
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Mourad Abdellaoui : l’âme de l’abstraction algérienne et le paysage intérieur de la mémoire

L’artiste peintre Mourad Abdellaoui, né à Aïn Beida, dans la wilaya de Oum El Bouaghi, s’impose aujourd’hui comme une figure singulière de la peinture algérienne contemporaine. Diplômé de l’École nationale des Beaux-Arts d’Alger, il s’est engagé très tôt dans une quête artistique marquée par l’évolution, la remise en question et l’expérimentation.

De ses débuts figuratifs à une phase expressionniste, l’artiste peintre Mourad Abdellaoui a progressivement trouvé dans l’abstraction le champ le plus fertile pour exprimer sa vision du monde et ses interrogations profondes.

Loin d’être une teinte neutre ou triste, le gris devient entre ses mains un véritable langage chromatique, riche d’infinies nuances, porteuses de subtilité, de calme mais aussi de tensions intérieures. Dans ses toiles, il explore la magie de ce spectre, du clair au foncé, parfois enrichi par des éclats de couleurs plus vives et par des formes géométriques qui structurent l’espace. Cette recherche traduit une volonté d’ouvrir l’abstraction à la fois à l’introspection et à la résonance collective. Son atelier, qu’il qualifie volontiers de laboratoire, devient un lieu d’expérimentation où la matière, la couleur et la texture se combinent dans une quête esthétique qui n’est jamais gratuite : il s’agit de toucher au plus juste, de traduire le « moi » intérieur et d’atteindre une forme de perfection plastique.

Sur le plan formel, Abdellaoui maîtrise le grand registre de l’abstraction lyrique. Les champs de couleur sont travaillés en couches subtiles : lavis dilués, glacis opaques et passages brossés créent des strates de profondeur. Les toiles sont des « Respirations et Éruptions » dans un paysage intérieur de la mémoire. L’artiste y orchestre une puissante tension chromatique en opposant l’immensité contemplative des teintes froides — gris de brume, bleus abyssaux — à l’irruption soudaine de feux intérieurs. Loin d’être un vide, ce gris profond est le réceptacle de la mémoire, une surface stratifiée où le temps semble s’être déposé. Dans la toile grise, les « vides » ne sont pas des néants mais des territoires texturés — légères stries horizontales, traces de grattoir, petites auréoles plus claires — qui invitent le regard à circuler et à s’attarder.

L’impact des toiles est indissociable de la stratification de la matière. Les formes sombres, doucement ourlées, opèrent comme des présences presque organiques, comme des cailloux dans un paysage mental. Le geste est à la fois contrôlé (arcs précis, contours feutrés) et spontané (taches, coulures fines, griffures), ce qui crée une lecture oscillante entre maîtrise technique et liberté expressive. L’artiste utilise le sgraffito — ces incisions qui raclent la surface —pour faire surgir les couches inférieures, inscrivant littéralement le mouvement et le passage du temps dans le support. Le contraste lumière/ombre est dramatique sans être illustratif : il évoque plutôt une dramaturgie intérieure — une montée d’affect, un surgissement qui fracture la quiétude. Les traces de raclage et les passages abrupts de matière laissent percevoir une main qui « creuse » la surface autant qu’elle la couvre, geste qui donne à la fois rugosité et velouté. Techniquement, on reconnaît l’usage combiné de brosses larges pour les fonds, de couteau ou spatule pour les sujets plus bâtis, et de techniques de grattage pour les fines incisions. Les variations de matité et de brillance suggèrent des couches successives et un souci du fini : certaines zones sont polies, d’autres laissées brutes, ce qui crée un jeu de lumière qui change selon l’éclairage du lieu d’exposition.

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Sur le plan symbolique et émotionnel, ses peintures parlent de mémoire, d’empreintes, d’un vécu qui ne se nomme pas directement. Le gris comme langue picturale n’est pas neutralité : il est milieu, atmosphère, champ d’intensité, invitant à l’introspection. L’orange et le rouge viennent perturber ce champ — présence volcanique, moment de clivage — et pourraient traduire colère, désir, urgence ou renaissance. Le petit point rouge, minuscule mais résolument centré dans la composition chaude, fonctionne comme signe — un résidu d’événement, un cœur, une blessure qui refuse d’être effacée. Les thèmes qui traversent son travail témoignent de cette intensité : douleur, mélancolie, spleen, agressivité parfois, mais aussi réflexions sur la vie sociale et urbaine. Ses œuvres, loin de se limiter à l’esthétique, cherchent à provoquer la réflexion, à susciter le dialogue. Elles portent un regard critique et sensible sur le monde contemporain et la condition humaine.

L’impact de son travail dépasse les frontières locales. Lauréat de plusieurs distinctions, dont le prix El Qantas des arts plastiques (obtenu lors de la 8ᵉ édition du concours national des arts plastiques à Djelfa en 2014, pour sa toile La recherche du Moi), il a exposé en Algérie mais aussi dans divers pays du Maghreb, du Moyen-Orient et au-delà, contribuant ainsi à donner une visibilité internationale à la peinture abstraite algérienne. Abdellaoui ne se contente pas d’exposer dans les galeries : il participe aussi à des initiatives collectives, fresques et projets urbains, qui permettent à l’art plastique de s’inviter dans l’espace public et de dialoguer avec la communauté. En termes de série et d’exposition, ses pièces proposent une bonne dramaturgie : installer d’abord les grandes compositions grises comme un prologue silencieux puis faire entrer le visiteur dans la chambre d’éruption chromatique pour accentuer l’effet de contraste. Un accrochage en alternance (gris / feu / gris) ferait sentir la respiration du corpus. Pour l’éclairage, privilégier des spots doux en biais qui révèlent la texture sans brûler la couleur.

L’artiste peintre Mourad Abdellaoui a profondément renouvelé la peinture algérienne contemporaine en offrant à l’abstraction une voix singulière et poétique. Son usage du gris, loin d’être neutre, devient une véritable langue picturale capable de porter à la fois des tensions intérieures, des émotions diffuses et des mémoires collectives, tandis que des touches de couleurs vives surgissent comme des événements qui rompent l’équilibre et éveillent le spectateur. Sa maîtrise technique, de la stratification des couches aux effets de sgraffito et de texture, lui permet de créer des toiles où le temps, le mouvement et la lumière sont inscrits dans la matière même, donnant à chaque œuvre une profondeur et une vitalité uniques. Mais l’apport de l’artiste ne se limite pas à l’expérimentation formelle : ses peintures offrent une expérience performative, invitant le spectateur à s’immerger dans un paysage intérieur de mémoire et d’émotions, oscillant entre silence et éruption, maîtrise et spontanéité.

Par ailleurs, par ses expositions internationales et ses interventions collectives, Abdellaoui contribue à donner une visibilité renouvelée à la peinture algérienne, montrant que l’abstraction peut être à la fois exigeante, accessible et profondément enracinée dans la culture et l’expérience humaine. Son œuvre incarne ainsi un dialogue vivant entre la matière, la couleur et l’émotion, démontrant que l’abstraction n’est jamais un retrait du réel, mais une manière subtile et puissante de l’interroger.

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Ses toiles révèlent un artiste qui a patiemment construit et affiné une grammaire personnelle : le gris comme matrice fondatrice, socle sur lequel se déploient ses recherches, et la couleur vive comme surgissement, comme événement inattendu qui vient rompre l’équilibre pour ouvrir de nouveaux espaces de perception. Chez Mourad Abdellaoui, le gris n’est jamais neutre : il respire, il palpite, il porte en lui des tensions, comme si chaque nuance contenait déjà la promesse d’une transformation.

Son travail n’obéit pas à la logique d’un récit, il échappe à la narration linéaire. Il est moins narratif que performatif, car chaque toile agit comme une expérience sensible, une scène où la peinture se joue au présent. Ces pièces ne dictent rien au spectateur, elles n’imposent pas de clé de lecture unique ; elles invitent au contraire à accepter l’ambiguïté, à se laisser traverser par des émotions diffuses, parfois contradictoires, toujours insaisissables. C’est précisément là que réside la force de cette abstraction : dans sa capacité à générer une charge affective sans passer par les mots, dans sa manière de convoquer l’intime sans jamais l’enfermer.

Cet art, à la fois exigeant par sa rigueur et accessible par sa puissance immédiate, a permis à l’artiste peintre Mourad Abdellaoui de s’imposer comme une figure respectée de la scène artistique contemporaine. Reconnu au-delà de sa région, il demeure pourtant solidement enraciné dans son territoire, attentif aux circulations culturelles et aux liens humains qui nourrissent sa démarche.

Mourad Abdellaoui rappelle, à travers chaque toile, que l’abstraction n’est pas un retrait du réel mais une façon subtile, parfois radicale, de le questionner. En érigeant le gris en véritable langue picturale, il démontre que l’ombre et la retenue peuvent devenir des vecteurs d’éclat. Entre silence et éruption, entre effacement et flamboyance, il sculpte la surface de ses toiles comme on modèle une matière vivante. Sa peinture devient ainsi une langue du gris qui dialogue avec la flamme, offrant à chaque spectateur non pas une réponse, mais la possibilité d’une rencontre intime et ouverte avec la peinture, là où se croisent le sensible, l’invisible et l’inattendu.

Brahim Saci

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