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mercredi,12novembre,2025

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Arezki Metref : « Traquenard n’est pas un roman à suspense, mais une interrogation philosophique »

Dans cet entretien, Arezki Metref revient sur la genèse de Traquenard, un roman où il croise mémoire intime et fiction afin de revisiter une époque charnière de l’Algérie. À travers une intrigue haletante, il met en lumière les pièges sociaux, les pressions familiales et les mécanismes de manipulation institutionnelle qui ont marqué les années 1970.

Arezki Metref interroge, dans Traquenard, la fragilité d’une jeunesse en quête de repères, ballottée entre espoirs post-indépendance et désillusions, et dévoile les zones d’ombre d’une société où l’individu pouvait à tout moment être happé par un destin qui n’était pas le sien.

Arezki Metref, journaliste, écrivain et chroniqueur, appartient à cette génération d’auteurs algériens qui ont su faire de la mémoire, des ambivalences identitaires et des fractures sociales des matières romanesques. Son écriture s’enracine dans une expérience intime et collective de l’Algérie des années 1970 et 1980, période charnière où s’entremêlent espoirs post-indépendance, désillusions politiques et pièges sociaux. Dans « Traquenard », publié aux Éditions Nouba en juin 2025, Arezki Metref propose une plongée à la fois réaliste et symbolique dans une histoire où la banalité du quotidien bascule soudain dans l’ombre d’une machination.

« Traquenard » d’Arezki Metref s’impose comme une œuvre à la fois sombre et lumineuse, où l’écriture devient moyen de conjurer le piège et de mettre en lumière l’obscurité. En donnant voix à l’incertitude, au soupçon et à la peur, l’auteur rend justice à toute une génération confrontée à la fragilité des repères. Le roman, en se clôturant sur l’image d’un enfant qui pourrait être celui du narrateur, rappelle que les histoires inachevées se transmettent malgré tout, et que c’est dans cette transmission que réside une part de vérité.

Entretien réalisé par Brahim Saci

Diasporadz : Vous partez d’un fait divers (l’approche d’un homme par une femme dans une station de taxi) pour bâtir l’intégralité de Traquenard. Comment s’opère le processus de transformation de cette simple anecdote en un récit de fiction aussi dense et riche en suspense ? Quelles libertés le romancier doit-il prendre avec la réalité pour en extraire la « tragédie humaine » et lui donner une portée universelle ?

Arezki Metref : Le fait divers est une matrice narrative primitive, un germe de fiction qui, sous l’œil du romancier, peut se muer en tragédie humaine. Il ne s’agit pas d’un simple événement anecdotique : il est souvent porteur d’une charge symbolique, d’un potentiel dramatique, d’une énigme sociale ou psychologique. Balzac, Zola, Maupassant, Dostoïevski, tous ont puisé dans le réel brut pour en extraire des récits universels. Mais cette logique remonte bien plus loin : Homère, avec l’Iliade et l’Odyssée, ne fait-il pas œuvre de chroniqueur de faits divers mythifiés — des passions, des meurtres, des disparitions, des vengeances ? Œdipe, Iphigénie, Antigone : autant de tragédies grecques qui, sous la plume des dramaturges, transforment des drames familiaux en archétypes universels. Shakespeare, lui, bâtit son théâtre sur des intrigues qui relèvent du fait divers : jalousie, trahison, ambition, folie. Roméo et Juliette, c’est l’histoire d’un amour contrarié par des familles rivales — un drame que n’importe quelle chronique locale pourrait rapporter, mais que Shakespeare élève au rang de mythe.

Ce phénomène traverse les cultures. En Russie, Dostoïevski s’inspire de faits divers pour Crime et Châtiment, où un jeune homme tue une vieille usurière — un fait divers devenu méditation sur la culpabilité et la rédemption. Tchekhov, lui, capte les micro-drames du quotidien, les silences, les frustrations, les désirs inavoués. Aux États-Unis, Truman Capote transforme un quadruple meurtre rural en chef-d’œuvre littéraire avec De sang-froid, inaugurant le genre du « roman non-fictionnel ». Faulkner, quant à lui, s’empare des tragédies familiales du Sud profond pour en faire des épopées modernes. Toni Morrison, dans Beloved, part d’un fait réel — une esclave qui tue son enfant pour lui éviter la servitude — et le transforme en une œuvre hantée par la mémoire et le trauma.

En Amérique latine, Gabriel García Márquez s’inspire d’un meurtre annoncé pour écrire Chronique d’une mort annoncée, où le suspense ne réside pas dans le « qui » mais dans le « comment » et le « pourquoi ». Mario Vargas Llosa, dans La fête au bouc, mêle faits historiques et fiction pour sonder les mécanismes de la terreur politique. En Afrique, Ahmadou Kourouma, Chinua Achebe ou encore Wole Soyinka ont souvent puisé dans les drames sociaux, les conflits ethniques, les injustices coloniales pour bâtir des récits puissants, enracinés dans le réel mais portés par une langue et une vision singulières. Plus récemment, Chimamanda Ngozi Adichie, dans L’hibiscus pourpre ou Americanah, part de situations ordinaires — une famille, une migration, une rencontre — pour explorer les tensions identitaires, les violences invisibles, les fractures du monde contemporain.

Ces récits ont rencontré des écrivains, et c’est là que réside la bascule : le fait divers devient littérature lorsqu’il est transfiguré par une vision, une langue, une architecture narrative. Dans Traquenard, tout part d’une scène apparemment banale — un homme abordé par une femme dans une station de taxi. Mais cette scène contient une tension, une étrangeté, une promesse de récit. Elle est ce que Barthes appelait un « noyau narratif », un fragment de réel qui appelle à être fictionnalisé.

La littérature ne reproduit pas le réel, elle le réinvente. Le romancier prend des libertés nécessaires : il déplace, amplifie, condense, dramatise. Il ne trahit pas le réel, il le transcende. Dans mon cas, l’anecdote vécue par un ami — une rencontre étrange, sans suite — n’était qu’un déclencheur. Le travail d’écriture a consisté à construire autour de ce point de départ une architecture narrative, à inventer des personnages, des enjeux, des ramifications. Il fallait que cette histoire ait du sens, qu’elle touche à quelque chose de plus vaste : la solitude, le désir, la manipulation, la peur.

Le fait divers devient alors un miroir tendu à la société, une scène où se rejouent les tensions collectives, les pulsions individuelles, les failles de l’époque. Il est le lieu où l’intime rencontre le politique, où le singulier devient universel. C’est cette alchimie que la fiction permet : transformer un fragment de réel en une tragédie humaine, en une œuvre qui parle à tous.

Diasporadz : Le narrateur de Traquenard est lucide sur le fait qu’il est la « victime » d’un traquenard, mais il est irrésistiblement attiré par le danger et la « fascination du vide ». Est-ce que cette tension entre la lucidité et l’action est, selon vous, une métaphore de l’individu face aux contraintes et aux drames sociaux de l’époque que vous décrivez ?

Arezki Metref : Oui, le narrateur de Traquenard est lucide. Il sait qu’il est pris dans un piège, il devine la fin, il sent le gouffre. Et pourtant, il avance, prend à peine le temps de nommer la peur. Cette tension entre la conscience du danger et l’élan vers lui est au cœur du récit. Elle n’est pas seulement psychologique, elle est existentielle. Elle interroge ce que Camus appelait « le suicide logique » : pourquoi continuer à vivre, à agir, à choisir, quand on sait que tout mène à l’absurde ou à la chute ? Le narrateur agit par fascination du vide, par désir de sonder l’inconnu, de traverser les limites. Il incarne cette part de l’humain qui résiste à la raison, ce que Socrate appelait son daimon, cette voix intérieure qui ne conseille pas toujours la prudence, mais parfois l’égarement.

Rationnellement, une personne vous aborde dans la rue et vous propose quelque chose d’étrange : vous déclinez. Mais il y a en chacun de nous une faille, une curiosité, une pulsion qui nous pousse à franchir le seuil. Le narrateur ne tombe pas dans le piège par naïveté, mais par volonté. Il veut savoir. Il veut éprouver. Il veut aller jusqu’au bout. Cette tension entre lucidité et action est une métaphore puissante de l’individu contemporain, pris entre la conscience des impasses sociales — précarité, solitude, surveillance, manipulation — et le besoin de vivre, d’aimer, de se perdre. C’est une métaphore de notre époque, où l’on sait que les structures sont défaillantes, mais où l’on continue à jouer le jeu, à chercher du sens dans l’absurde.

Contrairement à ce que le titre pourrait laisser croire, Traquenard n’est pas un thriller. Il ne suit pas les codes du genre : pas de suspense haletant, pas de rebondissements calibrés, pas de résolution spectaculaire. Le thriller, dans ses formes classiques, repose sur des mécaniques précises. Or Traquenard annonce sa fin dès le début. Il ne cherche pas à surprendre, mais à interroger. Il ne manipule pas le lecteur, il le confronte. L’ambition n’était pas de divertir, mais de poser une question philosophique : pourquoi l’homme, conscient du danger, avance-t-il quand même ? Pourquoi le désir de savoir, de vivre, de transgresser, l’emporte-t-il sur la prudence ? Pourquoi le gouffre attire-t-il autant que le sommet ?

Cette question traverse la littérature depuis toujours. Œdipe sait qu’il ne doit pas chercher la vérité, mais il la cherche. Hamlet sait que l’action est périlleuse, mais il agit. Raskolnikov sait qu’il va sombrer, mais il tue. Tous ces personnages incarnent cette tension entre lucidité et vertige.

Diasporadz : Le récit commence avec un flashback, le narrateur retrouvant Salma dix ans après les événements. Pourquoi était-il essentiel d’introduire cette conséquence tardive (le dénouement provisoire du gosse qui lui ressemble) avant même de raconter le piège initial ? Ce décalage temporel donne-t-il au roman un rôle de miroir ou de jugement sur le passé ?

Arezki Metref : Mais il y a aussi un élément inédit, presque surnaturel, qui agit comme catalyseur dans cette dérive vers le danger : le regard de Salma. Ses yeux vairons — l’un clair, l’autre sombre — exercent sur le narrateur une fascination troublante, presque hypnotique. Ce détail, qui pourrait sembler anecdotique, devient dans le récit un motif puissant. Ces yeux ne sont pas simplement une singularité physique : ils incarnent une dissonance, une étrangeté, une faille dans le réel. Le narrateur les perçoit comme un regard venu d’ailleurs, un appel silencieux à franchir les limites du raisonnable. Ce regard, qui défie les normes, les repères, les certitudes, agit comme une force d’attraction vers l’inconnu, vers le gouffre.

C’est là que le roman se détache encore davantage des codes du thriller. Dans un thriller classique, le danger est extérieur, identifiable, souvent incarné par un antagoniste ou une menace concrète. Le suspense repose sur la résolution d’une énigme, la fuite ou la confrontation. Traquenard, lui, ne propose pas de résolution. Il ne cherche pas à captiver par des rebondissements, mais à interroger une pulsion intérieure : celle qui pousse un homme à répondre à un appel énigmatique, à se laisser happer par un regard qui semble contenir une promesse de vertige.

Le décalage temporel — commencer par la conséquence avant de raconter la cause — participe de cette logique. Il installe d’emblée une atmosphère de trouble, de doute, de déphasage. Le narrateur est déjà dans le futur, dans une forme de jugement sur le passé, mais ce jugement est lui-même incertain. Le gosse qui lui ressemble, sans qu’il soit le père, devient une métaphore de ce que le passé peut engendrer sans logique apparente. Ce n’est pas un miroir fidèle, mais un miroir déformant, comme dans les romans de Faulkner ou de Juan Rulfo, où le temps est fragmenté, circulaire, hanté.

Ainsi, Traquenard ne cherche pas à raconter une histoire linéaire, mais à explorer une énigme humaine : pourquoi, malgré la lucidité, malgré les signaux d’alerte, malgré la raison, l’homme avance-t-il vers ce qui le dépasse ? Le regard de Salma, les yeux vairons, le décalage temporel, tout cela participe d’un dispositif qui vise moins à expliquer qu’à faire sentir — à faire éprouver cette tension entre le connu et l’inconnu, entre le réel et l’irrationnel, entre le présent et ses fantômes.

Diasporadz : Traquenard est un roman bref. Quel rôle joue cette brièveté dans la tension narrative ? Est-ce un choix éditorial pour un format qui se « suffit à lui-même », comme vous le dites ?

Arezki Metref : Non, ce n’était pas un choix éditorial. Je n’ai jamais écrit en fonction d’un format à atteindre. J’écris en dialogue avec le texte, et c’est lui qui impose sa propre mesure. Il arrive un moment où prolonger devient trahir, où ajouter revient à diluer. On m’a suggéré de gonfler le manuscrit pour atteindre une épaisseur « raisonnable » — celle qu’on attend d’un roman. J’ai essayé, mais très vite j’ai compris que je n’écrivais plus Traquenard, j’écrivais autre chose. Alors j’ai pris le risque de le publier en l’état, avec sa densité, sa concision, sa tension intacte.

La brièveté n’est pas un défaut. Elle permet une concentration de l’énergie narrative, une intensité qui ne se disperse pas. Jorge Luis Borges, qui vouait un culte à la nouvelle, disait qu’elle permettait de « condenser une atmosphère, une idée, une énigme » sans la diluer dans des digressions. Il voyait dans la forme brève une manière de frapper juste, de viser le cœur. Traquenard s’inscrit dans cette logique : chaque phrase est tendue, chaque scène porte une charge, chaque silence est signifiant.

La tension narrative naît justement de cette économie. Le lecteur est pris dans un flux resserré, sans échappatoire. Le récit devient une chambre close, un piège — à l’image du traquenard que vit le protagoniste. La brièveté accentue l’effet de vertige, elle rend le gouffre plus proche, plus immédiat. Elle oblige à aller droit au nerf, à l’os, à ce qui brûle.

Et puis, il faut dire que Traquenard n’est pas un roman à suspense, mais une interrogation philosophique. Il ne cherche pas à divertir, mais à déranger. Il ne propose pas une intrigue à résoudre, mais une énigme humaine à contempler. Dans ce cadre, la brièveté devient une forme de rigueur : elle refuse le superflu, elle exige de l’essentiel. Elle est, en somme, une manière de respecter le lecteur — et le texte lui-même.

Diasporadz : Critique Sociale et Miroir Politique : Le piège du faux mariage, orchestré par « la Mante », met en lumière la « faillite de l’amour, des sentiments et de l’État » pour reprendre les mots du texte. Si les lacérations sur son visage symbolisent les blessures infligées par les tabous sociaux, le stratagème entier révèle des « dessous vicieux » pour la survie de l’honneur familial. À travers ce piège qui broie l’individu, votre roman semble faire écho à une Algérie où les libertés sont étouffées et où le citoyen reste vulnérable face aux abus de pouvoir. Est-ce cela que vous avez voulu faire ressortir ?

Arezki Metref : Oui, même une histoire relevant de l’absurde ne flotte pas hors sol : elle s’inscrit dans un tissu social, politique, historique qui lui donne sa densité. Traquenard se déroule en 1975, dans une ville côtière jamais nommée mais qui évoque Alger. Ce choix n’est pas neutre : il permet d’ancrer le récit dans une époque marquée par la verticalité du pouvoir, la répression des libertés individuelles, et une société corsetée par des normes patriarcales et religieuses. Dans ce contexte, l’amour devient suspect, le désir coupable, et l’État complice des mécanismes de contrôle social.

Le piège du faux mariage, orchestré par « la Mante », n’est pas seulement une ruse familiale : c’est une métaphore du système. Un système où l’honneur prime sur la vérité, où les apparences valent plus que les faits, où la violence symbolique se double d’une violence institutionnelle. Les lacérations sur le visage du narrateur ne sont pas que des blessures physiques : elles incarnent les stigmates infligés par une société qui broie l’individu pour préserver ses mythes. Et dans ce monde verrouillé, le citoyen n’a plus d’issue. Il est désarmé face à l’autorité, face à l’arbitraire, face à l’opacité des institutions.

Mais ce qui est plus tragique encore, c’est que ce citoyen finit par apprendre à tricher. À contourner. À manipuler. À se servir des failles du système pour survivre — parfois au détriment d’autres citoyens. C’est le cercle vicieux de la corruption ordinaire, du piston, du mensonge institutionnalisé. Le narrateur, documentaliste dans un journal du parti, est lui-même pris dans cette logique d’unicité, de soumission, de duplicité. Il est témoin et rouage. Et dans cette mécanique gigogne, chaque acteur croit pouvoir tirer profit du système, jusqu’à ce qu’il découvre qu’il y a toujours plus puissant, plus retors, plus protégé que lui.

Je n’ai pas voulu faire un roman à thèse, ni un pamphlet. Mais en racontant cette histoire, j’ai voulu montrer comment l’intime est traversé par le politique. Comment une simple rencontre peut révéler les dessous vicieux d’un ordre social. Comment l’amour, la filiation, la vérité sont sacrifiés sur l’autel de la respectabilité. Et comment, dans cette Algérie-là, le citoyen ne se bat pas contre le système : il apprend à le singer, à le dupliquer, à le retourner contre ses semblables. C’est cela, peut-être, la vraie tragédie.

Diasporadz : Vous êtes à la fois journaliste et écrivain. Comment votre travail de journaliste – axé sur l’information factuelle et l’actualité – nourrit-il votre écriture romanesque ? Et inversement, quelle différence fondamentale faites-vous entre écrire pour informer et écrire pour explorer l’ombre et la lumière de l’humain et les tragédies sous-jacentes de la société, comme vous le faites dans « Traquenard » ?

Arezki Metref : J’appartiens à une tradition journalistique qui ne se contente pas de rapporter les faits, mais qui cherche à en capter la charge humaine, sociale, symbolique. Un journalisme qui considère que le quotidien est déjà une matière narrative, un tissu de fragments à recomposer. Dans les faits divers, je vois des noyaux de fiction, des drames condensés, des tragédies miniatures qui disent beaucoup sur l’état d’une société. C’est là que le journaliste et le romancier se rejoignent : dans cette capacité à lire les signes faibles, à entendre les silences, à comprendre ce qui se joue derrière l’apparente banalité d’un événement.

Quand on écrit une brève — deux phrases pour résumer une histoire parfois vertigineuse — on touche à une forme de condensation que Borges admirait dans la nouvelle : une tension ramassée, une énergie contenue, une vérité nue. Le romancier rêve souvent de cette densité. Et le journaliste, s’il est attentif, s’il est impliqué, s’il observe avec acuité, acquiert une connaissance précieuse des drames sociaux, des mécanismes de domination, des stratégies de survie. Cette familiarité avec les faits divers, avec les récits de détresse, de violence, de ruse, nourrit l’écriture romanesque. Elle lui donne une assise, une matière, une gravité.

Dans Traquenard, cette porosité est manifeste. Le narrateur est documentaliste dans un journal du parti — il est donc au cœur du dispositif d’information, mais aussi de propagande. Il connaît les rouages, les silences imposés, les récits interdits. Et c’est précisément cette position qui lui permet de percevoir les dessous vicieux du système, les stratégies familiales pour sauver l’honneur, les manipulations institutionnelles pour étouffer les scandales. Le roman ne fait que prolonger ce regard : il explore ce que le journalisme ne peut pas toujours dire, ce que l’information ne peut pas toujours contenir — l’ombre, la faille, la part obscure de l’humain.

La différence entre écrire pour informer et écrire pour sonder les tragédies sous-jacentes, c’est celle entre la surface et la profondeur. Le journaliste éclaire, le romancier interroge. Le premier cherche la clarté, le second accepte l’ambiguïté. Mais les deux, lorsqu’ils sont pratiqués avec exigence, peuvent se nourrir l’un l’autre. Dans les chroniques, les reportages, les portraits, le romancier peut aider le journaliste à retrouver le sens du rythme, de la voix, de la nuance. Et dans le roman, le journaliste peut apporter la rigueur, la précision, la conscience du réel.

En somme, je ne vois pas une frontière, mais un passage. Et ce passage, c’est souvent le fait divers — ce fragment de réel qui, lorsqu’il rencontre une plume, devient littérature.

Diasporadz : Un mot sur Tahar Djaout, Kheireddine Ameyar et Abdelkrim Djaad, grandes figures de la presse algérienne avec qui vous avez travaillé ?

Arezki Metref : C’est Malek Haddad qui écrivait dans Écoute et je t’appelle : « Mes copains, ma longue litanie… Ils sont entrés dans la légende. » Cette phrase, lue adolescent, m’est restée comme une promesse. Elle résonne aujourd’hui avec une émotion particulière quand je pense à ceux que j’ai eu la chance de côtoyer dans le métier : Tahar Djaout, Abdelkrim Djaad, Kheireddine Ameyar, et tant d’autres. Ce n’est pas seulement une faveur du destin, c’est une école de vie, une fraternité intellectuelle, une traversée de l’histoire algérienne à travers ses plumes les plus vibrantes.

Tahar Djaout, c’était la sobriété incarnée. Une écriture limpide, tendue, sans fioritures, mais d’une densité rare. Son engagement était élégant mais sans concession. Il écrivait pour éclairer, pour résister, pour dire ce que l’État, les dogmes, les violences voulaient taire. Son assassinat en 1993 n’a pas tué sa voix : elle continue de résonner dans chaque ligne qu’on relit, dans chaque silence qu’on interroge.

Abdelkrim Djaad, lui, c’est une autre énergie. Une plume flamboyante, baroque, généreuse, parfois lyrique, toujours habitée. Il écrivait comme on joue une scène : avec intensité, avec souffle, avec une forme de théâtralité assumée. Mais derrière cette flamboyance, il y avait un meneur d’hommes, un homme de presse, un bâtisseur. Il savait fédérer, entraîner, galvaniser. Il avait cette capacité rare à faire naître des journaux, des équipes, des élans. Travailler avec lui, c’était entrer dans une dynamique, dans une aventure, dans une tension créative permanente.

Kheireddine Ameyar avait cette élégance intellectuelle qui consiste à ne jamais écraser, mais à toujours éclairer. Son regard sur la société algérienne était acéré, mais jamais cynique. Il croyait encore à la possibilité d’un journalisme exigeant, lucide, utile.

Et puis il y a tous les autres. Les dizaines de journalistes, d’hommes et de femmes croisés dans les rédactions, sur le terrain, dans les couloirs des imprimeries ou autour d’un café. Certains ne sont jamais devenus célèbres, mais ils ont marqué par leur intégrité, leur humour, leur ténacité. Ce métier est fait de visages, de voix, de gestes. Il est fait de solidarité dans l’urgence, de complicité dans le doute, de courage dans l’adversité. Il est fait de ces gens qui, chaque jour, essaient de dire le monde malgré les censures, les menaces, les lassitudes.

Et c’est là que le lien entre journalisme et littérature se resserre. Car dans chaque fait divers, dans chaque chronique, dans chaque reportage, il y a une histoire humaine à raconter. Une tragédie sociale, une lumière fragile, une ombre persistante. Le journaliste, quand il est attentif, devient un veilleur. Et parfois, il devient romancier — parce que le réel déborde, parce que le silence appelle une forme, parce que la vérité exige un détour.

Diasporadz : Avez-vous des projets en cours ou à venir ?

Arezki Metref : Oui mais c’est trop tôt pour en parler.

Diasporadz : Un dernier mot peut-être ?

Arezki Metref : Un dernier mot pour cet entretien, oui — mais pas le dernier mot tout court, j’espère. Comme disait Beckett, « je vais continuer » … même si c’est pour échouer mieux. Plaisanterie mise à part, je vous remercie de m’avoir poussé à disséquer Traquenard, à le regarder sous des angles que je n’avais pas forcément envisagés. C’est toujours étrange de parler de son propre texte : on croit l’avoir écrit, mais il continue à nous échapper. Comme le disait Marguerite Duras, « écrire, c’est tenter de savoir ce qu’on écrirait si on écrivait ». Autrement dit, on est toujours un peu en train de courir derrière soi-même.

J’ai pratiqué la critique littéraire, oui, mais je sais que ça ne fonctionne pas quand il s’agit de sa propre œuvre. C’est comme vouloir se faire une autopsie en pleine forme : on manque de recul, de scalpel, et surtout de courage. Un médecin peut soigner les autres, mais pas lui-même — sauf s’il est dans un roman russe, auquel cas il meurt tragiquement après avoir diagnostiqué son propre mal. Tolstoï aurait adoré.

Et puis, il faut dire que les livres, une fois publiés, ne nous appartiennent plus tout à fait. Ils deviennent des objets flottants, des territoires à explorer par d’autres. Le lecteur y voit des choses que l’auteur n’a pas vues, et c’est tant mieux. C’est là que la littérature commence vraiment : quand elle échappe à celui qui l’a écrite.

Alors, un dernier mot ? Peut-être celui de Borges, encore lui : « L’écriture n’est rien d’autre qu’un rêve guidé. » Merci de m’avoir aidé à rêver un peu plus lucidement.

Entretien réalisé par Brahim Saci

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