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samedi,20décembre,2025

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L’œuvre d’Omar Kerdja : entre histoire, langue et mémoire

Écrivain, chercheur et historien algérien originaire du Djurdjura, Omar Kerdja inscrit son œuvre dans une démarche profonde de sauvegarde de la mémoire kabyle et amazighe. À la croisée de l’histoire, de la recherche culturelle et de l’écriture littéraire, il s’attache à restituer les voix des populations locales, à préserver la langue amazighe et à transmettre les savoirs ancestraux menacés par l’oubli. Ses travaux, nourris de témoignages oraux, d’archives et de traditions populaires, éclairent des pans souvent marginalisés de l’histoire algérienne, tout en interrogeant le rapport entre mémoire, identité et transmission aux générations futures.

Omar Kerdja est un écrivain, chercheur et historien algérien originaire d’Irdjen, dans la région du Djurdjura, en Kabylie, un territoire marqué par une forte densité historique, culturelle et mémorielle. Profondément enraciné dans cet espace, il inscrit l’ensemble de son travail dans une démarche consciente et engagée de sauvegarde de la mémoire collective, de l’histoire locale et du patrimoine culturel amazigh, en particulier kabyle. Son œuvre s’attache à documenter, analyser et transmettre des pans entiers d’une histoire longtemps reléguée aux marges du récit national ou abordée de manière fragmentaire.

Omar Kerdja appartient à cette génération d’intellectuels qui font le choix d’une histoire « par le bas », attentive aux expériences vécues des populations et aux réalités du quotidien. Il accorde une place centrale aux témoignages oraux, aux récits familiaux, aux pratiques sociales, aux usages linguistiques et aux savoirs traditionnels, qu’il considère comme des sources à part entière de la connaissance historique. En les croisant avec les archives écrites et les travaux existants, il interroge les limites de l’historiographie académique classique, souvent centrée sur les grands événements, les figures dominantes et les cadres institutionnels, au détriment des voix locales et populaires.

À travers cette approche, Omar Kerdja ne se contente pas de restituer le passé ; il questionne également les mécanismes de transmission, de silence et d’oubli qui façonnent la mémoire collective. Son travail s’inscrit ainsi dans une réflexion plus large sur le rapport entre histoire, identité et héritage culturel, faisant de l’écriture un outil de résistance à l’effacement et un moyen de réappropriation d’un passé vécu, transmis et partagé.

Tamazight, comme langue de savoir et de modernité

Très tôt, Omar Kerdja s’est intéressé à la langue amazighe, non seulement comme vecteur d’identité et de mémoire, mais aussi comme langue de savoir et de modernité. Conscient des défis posés par son usage contemporain, il s’est engagé dans une réflexion sur sa capacité à exprimer des concepts scientifiques et techniques. Cette préoccupation trouve une première concrétisation dans Petit lexique des sciences de la nature, un ouvrage bilingue français–amazigh conçu comme un outil à la fois linguistique, pédagogique et culturel. À travers ce travail terminologique, il cherche à enrichir le vocabulaire scientifique amazigh, à combler des manques lexicaux et à démontrer que cette langue, longtemps cantonnée à l’oralité ou aux usages domestiques, peut pleinement porter des savoirs contemporains et s’inscrire dans les champs de l’enseignement et de la recherche.

Parallèlement à cette démarche linguistique, Omar Kerdja développe un regard d’historien attentif aux dynamiques locales et aux expériences humaines. Cette orientation s’affirme avec La conquête française du Djurdjura, dans lequel il propose une analyse approfondie de la pénétration coloniale en Kabylie. Loin d’un récit uniquement centré sur les opérations militaires ou les décisions administratives, l’ouvrage met en lumière les formes multiples de résistances locales, les stratégies d’adaptation des populations et les bouleversements sociaux, économiques et culturels induits par la colonisation. En accordant une attention particulière aux trajectoires individuelles et collectives, il restitue la complexité de cette période et redonne une place centrale aux réalités humaines, souvent éclipsées par les récits historiques dominants.

A la croisée de l’histoire, de l’ethnographie et de l’ethnobotanique

L’intérêt d’Omar Kerdja pour la vie quotidienne, les pratiques sociales et les savoirs ancestraux s’exprime pleinement dans Les plantes dans le quotidien de la famille kabyle d’autrefois. Cet ouvrage, situé à la croisée de l’histoire, de l’ethnographie et de l’ethnobotanique, propose une reconstitution minutieuse des usages traditionnels des plantes dans la société kabyle. À travers l’étude de leurs fonctions alimentaires, médicinales, domestiques et symboliques, l’auteur met en lumière la relation étroite et profondément intégrée qui unissait la famille kabyle à son environnement naturel. Les plantes y apparaissent non seulement comme des ressources matérielles indispensables, mais aussi comme des éléments porteurs de sens, inscrits dans un système de savoirs transmis oralement, de génération en génération. Ce travail contribue ainsi à préserver une mémoire menacée par les transformations sociales et économiques contemporaines, tout en offrant une lecture fine de l’organisation sociale, des rapports à la nature et des représentations du monde au sein de la société kabyle traditionnelle.

Cette volonté de sauvegarde de la mémoire orale et culturelle se prolonge et s’approfondit avec Lexipso, un ouvrage singulier tant par sa forme que par son contenu. Mêlant réflexion personnelle, fragments narratifs et collecte linguistique, Omar Kerdja y rassemble un riche corpus de proverbes, d’expressions, de maximes et de paroles de sagesse amazighes. Loin d’une simple compilation, ce travail s’inscrit dans une démarche interprétative qui interroge la psychologie sociale, les valeurs morales et les systèmes de pensée hérités. À travers ces formes brèves de la langue, l’auteur met au jour les principes éthiques, les rapports à l’autorité, au travail, à la solidarité ou à la transmission, offrant ainsi une lecture sensible et profonde de l’imaginaire collectif amazigh.

La Tragédie d’Ibehlal

Plus récemment, Omar Kerdja s’est engagé dans une écriture de la mémoire plus directement confrontée aux traumatismes de la période coloniale avec La Tragédie d’Ibehlal, un ouvrage consacré à un épisode particulièrement douloureux de l’histoire d’un village kabyle. En s’attachant à cet événement précis, longtemps relégué au silence ou à une mémoire fragmentaire, l’auteur fait le choix d’une histoire incarnée, centrée sur les destins humains et les souffrances vécues par les populations civiles.

À travers ce livre, il entreprend un patient travail de reconstitution des faits à partir de sources locales et familiales : témoignages oraux, récits transmis au sein des familles, archives privées et éléments de mémoire collective. Cette démarche permet de restituer la complexité des événements, tout en respectant la parole des survivants et des descendants des victimes. Omar Kerdja redonne ainsi une voix à celles et ceux qui ont longtemps été absents des récits officiels, en faisant émerger une mémoire locale marquée par la violence, la perte et le traumatisme.

La Tragédie d’Ibehlal s’inscrit pleinement dans une approche d’histoire mémorielle qui vise à lutter contre l’effacement, l’oubli et la banalisation de la violence coloniale. Au-delà de la reconstitution historique, l’ouvrage interroge les mécanismes du silence, de la transmission et du deuil collectif, et pose la question de la responsabilité de l’écriture face aux mémoires blessées. Par ce travail, Omar Kerdja affirme le rôle de l’historien et de l’écrivain comme passeur de mémoire, engagé dans une démarche de reconnaissance et de justice symbolique envers les victimes civiles.

L’écriture comme acte de transmission et de résistance

L’ensemble des publications d’Omar Kerdja s’inscrit dans une ligne directrice claire et constante : transmettre aux générations futures une histoire enracinée dans les réalités vécues, attentive aux expériences des populations locales et respectueuse de la complexité des héritages culturels. Qu’il aborde la langue, les savoirs traditionnels, la vie quotidienne ou les traumatismes de la période coloniale, son travail vise à restituer une mémoire fidèle, construite à partir des voix longtemps marginalisées et des savoirs transmis hors des cadres institutionnels.

Par cette démarche, Omar Kerdja contribue activement à la reconnaissance de la langue et de la culture amazighes comme des composantes essentielles et indissociables de l’histoire algérienne. Il affirme leur légitimité non seulement comme objets d’étude, mais aussi comme vecteurs de connaissance, de pensée et de création, capables de porter à la fois la mémoire du passé et les enjeux du présent. Son œuvre participe ainsi à un travail de rééquilibrage du récit historique, en redonnant toute sa place à des dimensions culturelles et humaines longtemps minorées.

Cet engagement intellectuel et culturel a été salué par une reconnaissance institutionnelle et symbolique, notamment à travers l’attribution du prix d’encouragement Mouloud Mammeri. Cette distinction vient récompenser une contribution durable et cohérente à la valorisation du patrimoine historique, linguistique et culturel kabyle, et souligne le rôle d’Omar Kerdja comme passeur de mémoire et acteur majeur de la transmission culturelle.

Brahim Saci

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