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« La Tragédie d’Ibehlal » d’Omar Kerdja : un acte de réparation mémorielle

Le récit d’Omar Kerdja, La tragédie d’Ibehlal, se positionne comme une œuvre d’une importance capitale pour la mémoire historique de la Kabylie.

La tragédie d’Ibehlal de Omar Kerdja n’est pas une simple chronique, mais une analyse critique et poignante d’un événement survenu le 24 mai 1857, lors de la phase finale et brutale de la conquête française dans la région des At Iraten. L’auteur, en s’engageant dans ce récit historique, ambitionne de restituer aux victimes civiles la dignité et la vérité que les écrits coloniaux leur ont souvent dérobées.

Omar Kerdja, écrivain, historien, né dans la commune d’Irdjen dans la daïra de Larbâa Nath Iraten, n’aborde pas l’histoire de la conquête du Djurdjura en 1857 en simple narrateur, mais se positionne consciemment comme un passeur de mémoire et un historien rigoureux ayant une mission précise : restaurer la vérité du vécu local. Ce faisant, son travail est fondamentalement un acte de résistance historiographique.

Le cœur de la démarche de Kerdja est de contrebalancer les narrations officielles et les mythes fabriqués qui ont longtemps dominé la perception des événements de 1857. La documentation produite par l’administration coloniale, les militaires et leurs chroniqueurs visait un double objectif : glorifier l’exploit de l’armée française (notamment sous le commandement du Maréchal Randon) et, souvent, déshumaniser ou minimiser la souffrance des populations indigènes. L’histoire militaire coloniale transformait la violence en héroïsme, le pillage en prise de guerre légitime, et le massacre de civils en dommages collatéraux inévitables.

En s’opposant à cette propagande historique, Kerdja effectue un travail de démystification essentiel. Il traque les silences, les embellissements et les déformations pour extraire la vérité brute du traumatisme populaire et de la dignité bafouée. Son œuvre est donc un outil de réappropriation historique par le peuple lui-même.

Au cœur des foyers kabyles

Le choix de se concentrer sur le village d’Ibehlal, situé sur les flancs de la montagne des At Akerma de la confédération des At Iraten, n’est effectivement pas anodin : il s’agit d’un geste délibéré de Omar Kerdja pour déplacer le focus de l’histoire du quartier général français vers le cœur des foyers kabyles. En s’ancrant dans une micro-histoire, Kerdja ramène au premier plan le « traumatisme populaire ». Il remplace la carte stratégique du Maréchal Randon par le vécu émotionnel des habitants : la peur, l’exode, le sacrifice, le deuil. Ibehlal, en devenant le théâtre de l’assaut et du martyre de figures civiles comme Si Saïd Ou M’hidin, incarne de manière éloquente la vulnérabilité des populations face à une machine de guerre implacable, mais aussi leur résilience et leur attachement indéfectible à l’honneur et à la terre.

La crédibilité de l’entreprise de Kerdja repose sur une documentation sérieuse. L’historien rigoureux qu’il est ne se contente pas des témoignages oraux, mais les confronte et les corrobore avec des sources écrites d’époque. L’utilisation du Moniteur algérien, par exemple, est révélatrice : c’était un organe de presse officiel, qui publiait souvent les rapports militaires de la conquête. Kerdja utilise donc les propres sources de l’administration coloniale pour y lire, en filigrane ou à travers les omissions, la réalité des exactions, des pillages (souvent masqués derrière le terme de «prises») et la violence exercée.

Cette approche garantit la fidélité de son témoignage non pas à une légende, mais aux faits vérifiables. La publication de son œuvre chez Tanekra Éditions souligne par ailleurs cette démarche d’indépendance et de valorisation des récits locaux, loin des grandes maisons d’édition qui pourraient privilégier des narrations plus consensuelles.

L’apport le plus puissant de « La tragédie d’Ibehlal » est sa capacité à démystifier l’action militaire française menée par le Maréchal Randon. Kerdja déconstruit l’idée d’une mission civilisatrice ou d’une simple campagne militaire par une analyse froide et factuelle des tactiques employées.

Kerdja révèle l’existence d’une double stratégie parfaitement orchestrée par le commandement colonial. L’auteur met en lumière la brutalité des actions qui visaient non seulement les combattants, mais surtout la population civile. L’arsenal de la terreur comprenait la destruction des biens, le pillage systématique et, dans certains cas, les massacres. Ce processus avait pour but de briser la volonté de résistance des confédérations kabyles, en les frappant dans ce qu’elles avaient de plus cher : leurs foyers, leurs réserves et l’intégrité de leurs familles. Le livre insiste particulièrement sur l’horreur des actions menées par la division Jusuf, dont la réputation de brutalité et d’avidité pour le butin était notoire, démontrant que la rapine était une motivation et un mode opératoire assumé.

Une conquête humaniste ?

Parallèlement à la violence, le pouvoir colonial cherchait à se forger l’image d’un «conquérant humaniste». Kerdja dénonce ces gestes de clémence calculés, comme la restitution d’un enfant ou la libération symbolique de quelques captifs. Ces actes, savamment médiatisés par la presse d’époque (y compris le Moniteur algérien), servaient à masquer l’étendue des atrocités et à légitimer l’occupation aux yeux de l’opinion publique métropolitaine et internationale. L’analyse de Kerdja expose cette instrumentalisation de la compassion comme une tactique de guerre psychologique et de propagande.

Le récit de Kerdja ne fait pas que décrire les événements ; il apporte une correction mémorielle essentielle en s’attaquant de front aux versions romancées des faits.

L’exemple cité de l’écrivain Louis Noir, qui a transformé la tragédie d’Ibehlal en une histoire d’amour fictive entre un zouave et une indigène, illustre parfaitement comment la fiction coloniale a servi à détourner l’attention du crime initial. En se concentrant sur un mélodrame inventé, on effaçait le véritable drame : le massacre, le pillage et la désolation.

Kerdja ramène l’histoire à ses véritables protagonistes et enjeux. Il replace l’accent sur la résistance civile et le martyre des innocents, notamment à travers la figure emblématique de Si Saïd Ou M’hidin. Ce faisant, il rétablit le contexte réel de terreur et de dévastation dans lequel ces populations ont été forcées de vivre. Il transforme un événement réduit par l’histoire officielle à une simple victoire militaire en un moment fondateur de souffrance et de dignité pour la mémoire kabyle.

L’ouvrage est un travail salutaire de vérité, qui utilise les faits bruts pour dénoncer l’hypocrisie de la conquête et redonner leur place aux victimes dans le grand récit de l’histoire.

L’impact narratif et émotionnel du livre est cristallisé autour de la figure de Si Saïd Ou M’hidin. Loin de l’héroïsme militaire glorifié par les vainqueurs, Kerdja dépeint un héroïsme simple et désespéré, celui de la résistance civile face à l’inévitable. Ce sexagénaire n’est pas un soldat. Son combat est celui de la protection de l’honneur et de la vie des siens. Armé de son seul yatagan (sabre courbe), il tente une diversion pathétique et sublime pour protéger les femmes et les enfants réfugiés dans le moulin de Tala Bwelma. Ce geste, voué à l’échec face aux troupes aguerries et lourdement armées, est un acte de dignité suprême.

En tombant sous les balles, il est érigé par l’auteur en « premier martyr civil de l’agression 1857 ». Cette désignation est essentielle car elle déplace la notion de martyre du champ de bataille (guerriers) à celui du foyer (civils), soulignant que la guerre coloniale frappait indistinctement l’ensemble de la société. Son sacrifice devient le symbole de l’innocence brisée par la violence de la conquête. L’œuvre gagne en profondeur en ne s’arrêtant pas à la mort du héros, mais en explorant les conséquences psychologiques et sociales durables de l’agression. Kerdja s’attache à décrire le choc post-traumatique qui déchire le tissu familial et communautaire.

La souffrance des femmes kabyles

Les passages dédiés aux femmes, comme Lalla Fatima, l’épouse endeuillée, et surtout Lalla Saadia, sont d’une rare intensité. La folie de Lalla Saadia, qui sombre et finit par mourir de chagrin après avoir perdu ses proches, illustre la dévastation psychique que la guerre a laissée. La souffrance des femmes, gardiennes de la mémoire et de l’ordre social, devient la métaphore du pays lui-même, blessé et désorienté. L’Ampleur du Désastre Humain : L’auteur souligne la capture et l’incarcération des survivants (y compris femmes et enfants) dans le camp d’Anzaten. Ce déplacement forcé et l’enfermement des civils soulignent l’ampleur du désastre humain et la rupture violente de l’ordre social ancestral. La communauté est non seulement décimée, mais aussi déracinée et soumise à l’arbitraire du vainqueur, illustrant la tactique coloniale visant à déstructurer la société kabyle pour mieux la contrôler.

En se concentrant sur ces figures emblématiques et en détaillant les répercussions psychologiques et sociales de la tragédie, Omar Kerdja confère à son récit une profondeur humaine et une valeur de témoignage irremplaçable. L’histoire d’Ibehlal devient ainsi une complainte sur la condition des vaincus et un vibrant hommage à ceux qui, par des gestes désespérés ou par la seule force de leur deuil, ont résisté à l’anéantissement moral.

« La tragédie d’Ibehlal » dépasse le cadre du récit factuel pour s’imposer comme un document crucial de la mémoire collective. Son importance réside dans sa capacité à rendre aux populations montagnardes de Kabylie, les At Irjen, leur dignité face à l’invasion, en exposant leur souffrance sans concession. L’ouvrage ne se contente pas de relater une défaite militaire ; il honore les victimes civiles et leur résistance, qu’elle soit armée (Si Saïd Ou M’hidin) ou psychologique (les femmes de la famille). Ce faisant, il replace les vaincus au centre de leur propre histoire, une histoire trop longtemps écrite par les vainqueurs.

La force de Kerdja réside dans son équilibre. Il réussit à tisser un texte fluide et prenant en maintenant une exigence de vérité historique (s’appuyant sur des sources comme le Moniteur algérien), tout en dégageant une profonde émotion. Cette alliance entre rigueur et pathos permet au lecteur de comprendre la tragédie non pas comme un chiffre dans un rapport militaire, mais comme un déchirement humain.

Au-delà de l’événement précis, le livre se veut un véritable jalon dans le processus de réappropriation de l’histoire algérienne par ses propres acteurs. L’œuvre est clairement un appel à la reconnaissance d’« autres épisodes tout aussi poignants et dignes d’être connus». En sortant Ibehlal de l’oubli, Kerdja invite à un travail plus vaste d’exploration des multiples facettes de la conquête, souvent réduites ou occultées dans les récits nationaux. Il encourage une historiographie décentralisée qui valorise les drames locaux.

La voix et le vécu des vaincus

L’aboutissement de l’analyse confère à La Tragédie d’Ibehlal d’Omar Kerdja sa pleine signification éthique et historiographique. La thèse selon laquelle l’histoire, pour être juste, doit intégrer la voix et le vécu des vaincus n’est pas une simple affirmation morale ; c’est un postulat méthodologique qui remet en cause des siècles de récits hégémoniques.

Le livre d’Omar Kerdja est une démonstration pratique de ce changement de perspective. En règle générale, l’histoire des conquêtes est élaborée depuis le point de vue du pouvoir et de la victoire : elle est centrée sur les stratégies militaires, les noms des maréchaux et les dates de capitulation. Cette approche, bien que factuelle, est intrinsèquement partielle et incomplète, car elle occulte la réalité vécue par l’immense majorité des populations impactées. L’histoire devient alors le récit du triomphe, laissant le traumatisme dans l’ombre.

Kerdja inverse cette dynamique. Il déplace le regard de la tente du Maréchal Randon vers le moulin de Tala Bwelma et le village d’Ibehlal. En donnant la parole au trauma, au deuil et au sacrifice des civils, la souffrance de Lalla Fatima, la folie de Lalla Saadia, le geste désespéré de Si Saïd Ou M’hidin, il ouvre une brèche. Le récit n’est plus une lecture des rapports militaires, mais une immersion dans la psychologie de l’agression et de la résistance.

En intégrant ces voix, l’auteur offre un modèle pour une histoire plus éthique, plus complète et plus humaine. Elle rétablit l’équilibre en reconnaissant la souffrance et l’humanité de ceux qui ont été décrits par les vainqueurs comme de simples obstacles ou des figures pittoresques. Elle enrichit la compréhension des événements, démontrant que la conquête n’est pas qu’une question de géographie ou de tactique, mais un processus de dévastation sociale et mémorielle. Elle permet l’identification et la compassion, transformant les statistiques de victimes en destins individuels tragiques.

C’est pourquoi « La tragédie d’Ibehlal » est bien plus qu’un simple récit. C’est un acte de réparation mémorielle essentiel. Les récits coloniaux avaient dépouillé les martyrs de leur dignité en minimisant leur sacrifice ou en transformant leur souffrance en fables. En rétablissant la vérité des faits (le pillage des zouaves, le geste désespéré de Si Saïd), Kerdja confère une dignité durable aux victimes d’une conquête brutale. Le livre devient un lieu de mémoire stable et référencé, assurant que le martyre d’Ibehlal ne soit pas un événement oublié, mais une composante reconnue et respectée de l’histoire de la Kabylie et de l’Algérie. Il s’agit d’une victoire de la vérité sur l’oubli commandité.

Brahim Saci

Omar Kerdja, La Tragédie d’Ibehlal, Tanekra Éditions

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