L’œuvre Histoire oubliée d’un héros berbère de Saïd Zahraoui marque un tournant dans la perception contemporaine de la conquête de l’Andalousie.
À travers une relecture audacieuse de la figure de Tarik Ibn Ziyad, le journaliste et écrivain à la plume incisive, Saïd Zahraoui, s’éloigne des récits hagiographiques figés pour explorer les fractures politiques et les silences de la mémoire médiévale concernant cet héros berbère. En replaçant l’identité amazighe au cœur de cette épopée, Zahraoui ne se contente pas de relater une victoire militaire ; il décrypte une véritable lutte de pouvoir entre les aspirations du Maghreb et l’autorité du Califat d’Orient. Entre enquête journalistique et narration habitée, son travail propose une leçon de sociologie du pouvoir où le héros, émanation directe du terroir nord-africain, devient le symbole d’une légitimité conquise sur le terrain mais sacrifiée par l’empire.
L’œuvre de Saïd Zahraoui, Tarik, Histoire oubliée d’un héros berbère, publiée chez l’Harmattan, consacrée à Tarik Ibn Ziyad s’impose comme une pièce maîtresse de l’historiographie contemporaine du Maghreb, se distinguant par une volonté farouche de dépoussiérer le récit épique pour en extraire une vérité sociopolitique plus complexe. Bien que l’auteur ne soit pas historien de formation mais journaliste d’enquête et écrivain, cette position lui permet de porter un regard neuf, affranchi des conventions académiques, sur une figure trop souvent figée dans le mythe. Son parcours de chroniqueur au sein de la presse indépendante algérienne, notamment au quotidien La République puis à travers ses propres publications, a forgé chez lui une sensibilité particulière pour les récits occultés et les silences de la mémoire officielle.
Tarik, entre légitimité locale et centralisme omeyyade
Dans cette démarche, Zahraoui utilise son expérience de l’investigation pour sonder les zones d’ombre de la conquête de 711, là où les archives médiévales font défaut. En assumant une part de narration romanesque pour combler les vides biographiques de Tarik, il ne cherche pas à falsifier l’histoire, mais à restituer une cohérence humaine et une identité berbère à un héros dont la trajectoire a été, selon lui, diluée dans une narration impériale dominée par l’Orient. Son travail devient ainsi un acte de réappropriation culturelle, où la plume du journaliste se fait l’écho d’une quête de vérité qui dépasse le simple cadre des faits pour toucher à l’essence même de la légitimité politique au Maghreb.
Dans son analyse, Saïd Zahraoui ne se contente pas de relater la traversée du détroit comme un simple fait d’armes héroïque ; il déconstruit méticuleusement les sources classiques pour mettre en lumière les tensions structurelles entre le centre califal de Damas et les dynamiques tribales de l’Ifriqiya. En s’appuyant sur sa perspicacité de journaliste habitué à lire entre les lignes des discours officiels, il décrypte la conquête de l’Andalousie non pas comme une marche triomphale et unifiée, mais comme le théâtre d’une lutte de pouvoir feutrée et violente.
Pour Zahraoui, l’expédition de Tarik Ibn Ziyad n’est pas qu’une mission d’expansion religieuse, c’est une manœuvre complexe où s’entrechoquent les ambitions de la dynastie Omeyyade, désireuse de centraliser son autorité, et les réalités des chefs de guerre berbères qui, tout en embrassant l’Islam, entendaient préserver une autonomie décisionnelle sur leur propre territoire.
Il souligne ainsi que le détroit n’était pas seulement une frontière géographique, mais le point de bascule d’une confrontation politique majeure : d’un côté, une bureaucratie lointaine cherchant à capter les fruits de la victoire, et de l’autre, des troupes locales dont Tarik était le symbole, revendiquant leur légitimité par le sang versé et la connaissance du terrain.
En mettant à nu ces rivalités, notamment à travers le traitement réservé à Tarik par Moussa Ibn Noçaïr à son arrivée en Espagne, Zahraoui révèle une fracture originelle entre l’Orient et le Maghreb. Il démontre que le silence des chroniques anciennes sur certains aspects de cette relation n’est pas un oubli, mais le résultat d’une mise en récit destinée à lisser les conflits pour ne servir que la gloire du califat, occultant au passage la dimension politique et sociale de l’engagement des populations autochtones.
Réhabiliter le rôle des populations amazighes et repenser l’histoire
L’apport majeur de Saïd Zahraoui réside dans la réévaluation du rôle des populations amazighes, souvent reléguées au second plan par la tradition textuelle arabe ancienne, en démontrant que la conquête de l’Andalousie fut avant tout une entreprise portée par des forces locales dont Tarik était l’émanation directe. Dans sa perspective de chroniqueur attentif aux identités opprimées, il s’attache à renverser la pyramide historique traditionnelle qui présente souvent l’expansion en Espagne comme un projet exclusivement impulsé et géré par les élites de l’Orient. Zahraoui soutient avec force que sans l’adhésion tactique, la connaissance géographique et la puissance combattante des tribus berbères du Maghreb central et occidental, la traversée de 711 n’aurait été qu’une escarmouche sans lendemain. Il redonne ainsi à Tarik Ibn Ziyad son statut de leader endogène, ancré dans son terroir et porté par des hommes qui partageaient sa langue et ses racines, transformant ce qui était perçu comme une simple annexe de l’histoire califale en une véritable épopée nord-africaine.
En approfondissant cette thèse, Zahraoui met en lumière le fait que l’islamisation de ces populations n’avait pas effacé leur structure sociale ni leur désir de souveraineté, mais avait au contraire fourni un nouveau cadre idéologique à leur expansion naturelle vers le nord. Il analyse la tradition textuelle ancienne comme une forme de « capture de mémoire » où les chroniqueurs d’époque, souvent liés au pouvoir central, ont minimisé la spécificité amazighe pour ne célébrer que l’unité sous la bannière de Damas. En replaçant l’élément local au cœur de l’action, Zahraoui ne se contente pas de faire une correction historique ; il opère une véritable restauration de la dignité historique, montrant que Tarik n’était pas un simple instrument au service d’une stratégie étrangère, mais le fer de lance d’une dynamique régionale puissante qui a durablement modifié le destin de la Méditerranée.
L’impact de cette réflexion est profond, car elle déplace le curseur de l’histoire d’une expansion purement religieuse vers une compréhension des luttes d’influence entre les chefs militaires et le pouvoir central représenté par Moussa Ibn Noçaïr. En sa qualité de journaliste aguerri, Saïd Zahraoui perçoit derrière le récit hagiographique une réalité beaucoup plus crue : celle d’une compétition féroce pour le prestige, le butin et l’autorité politique. Il analyse la figure de Tarik non pas comme un simple conquérant dévotionnel, mais comme un chef de guerre dont l’ascension fulgurante a fini par inquiéter sa propre hiérarchie. Cette tension entre Tarik, l’homme de terrain, et Moussa, le gouverneur représentant l’ordre établi, illustre la méfiance systémique d’un empire en pleine expansion envers ses généraux trop populaires.
Zahraoui souligne avec finesse comment la figure de Tarik cristallise les paradoxes de l’intégration des Berbères dans l’empire musulman naissant, faisant de lui un acteur dont la légitimité repose sur le terrain plutôt que sur les décrets impériaux. Pour l’auteur, Tarik incarne cette première génération de leaders locaux qui, tout en adoptant les codes de la nouvelle religion, conservent une base de pouvoir intrinsèquement liée aux solidarités tribales nord-africaines. Ce décalage crée une situation où la réussite militaire de Tarik devient paradoxalement sa plus grande faiblesse politique : plus il gagne en influence sur le sol andalou, plus il devient une menace pour l’équilibre centralisé que Damas tente d’imposer.
Cette perspective bouscule les paradigmes établis et invite à une relecture de l’identité maghrébine médiévale, non plus comme une périphérie passive, mais comme un pôle de décision stratégique. À travers le prisme de Zahraoui, le Maghreb n’est plus ce simple corridor de passage vers l’Europe, mais le véritable centre de gravité de l’aventure andalouse. Il démontre que les décisions prises sur les rives du détroit, dictées par des impératifs locaux et des alliances berbères, ont eu autant, sinon plus, de poids que les directives califales. En réhabilitant cette autonomie de décision, Zahraoui offre une vision de l’histoire où le Maghreb s’affirme comme un acteur souverain de son propre destin, transformant la conquête en un acte fondateur d’une identité régionale forte et distincte de l’Orient.
Tarik : une figure indélébile dans la mémoire maghrébine
L’analyse de Saïd Zahraoui révèle que la gloire militaire de Tarik fut inséparable de son amertume politique finale, illustrant la manière dont les empires absorbent leurs pionniers avant de les occulter. Pour l’auteur, la fin de vie de Tarik, rappelé à Damas pour y finir ses jours dans une relative obscurité après avoir été humilié par sa hiérarchie, n’est pas un simple accident de l’histoire, mais une constante des systèmes impériaux. Zahraoui, avec son regard de journaliste habitué aux chutes brutales des figures publiques, démontre comment l’institution califale a sciemment effacé l’homme pour ne conserver que le symbole. Une fois la conquête sécurisée et l’Andalousie intégrée au giron omeyyade, la figure de Tarik, trop charismatique et trop ancrée dans sa « berbérité », devenait encombrante pour un pouvoir central soucieux de ne laisser aucune tête émerger en périphérie.
Ce travail offre ainsi une vision renouvelée, où l’histoire de la conquête devient une leçon de sociologie du pouvoir, ancrant durablement la figure de Tarik dans une réalité historique débarrassée de ses oripeaux légendaires. En dépouillant le récit des miracles et des interventions divines souvent invoqués dans les chroniques hagiographiques, Zahraoui restitue une tragédie humaine universelle : celle du précurseur sacrifié sur l’autel de la raison d’État. L’auteur conclut que la véritable victoire de Tarik n’est pas seulement d’avoir franchi le détroit, mais d’être resté, malgré les tentatives d’effacement, le visage indélébile de cette jonction entre deux mondes. À travers cette relecture, le récit historique quitte le domaine du conte pour devenir une étude clinique sur la manière dont les identités locales sont souvent les premières artisanes des grands changements mondiaux, avant d’être marginalisées par le récit des vainqueurs institutionnels.
Brahim Saci
Saïd Zahraoui, Tarik, histoire oubliée d’un héros berbère, Éditions L’Harmattan.


