Dans Stèle provisoire, Victor Segalen transforme la pierre en une surface vibrante où l’écriture, libérée, s’anime d’un désir qui cherche sa propre forme. En explorant ce poème au cœur des Stèles, Andrea Schellino montre comment l’adresse à « Elle » fait vaciller le monument, laissant affleurer une parole sensuelle, fragile, toujours en devenir. Entre mémoire vive, réminiscences lointaines et tension érotique, le texte se déploie comme une stèle qui se fissure pour mieux respirer. À travers cette lecture, se révèle un « désir-imaginant » qui fait du poème un lieu d’attente, de manque et d’élan, un espace où l’écriture se risque à trembler pour toucher le lecteur.
Dans Stèle provisoire de Victor Segalen, publié par l’édition Le Bord de l’eau (2025), s’esquisse une rencontre intense entre écriture, désir et lecture. Le poème se présente comme une adresse à « Elle », femme sans nom, silhouette aimée mais fuyante, qui n’existe que dans le tremblement de la parole qui la vise. Elle n’est ni une muse identifiable ni une figure biographique : elle condense la force même du désir, cette énergie qui anime le texte sans jamais s’y fixer.
La stèle fragilisée : du monument à la vibration
La stèle, traditionnellement signe d’immobilité, de pérennité et d’autorité, devient chez Segalen le lieu d’une fragilité radicale. Le texte, au lieu de se graver dans la pierre, s’y heurte, s’y écorche, s’en détache ; il refuse obstinément de demeurer. L’écriture n’est plus inscription, mais glissement : elle bouge, respire, vacille, se déplie pour « s’en aller vivre autour d’Elle ». C’est un poème qui ne livre aucune vérité close, mais une tension sans cesse relancée, un frisson de passage plutôt qu’un message achevé.
En superposant la dureté de la pierre au souffle du corps féminin, Segalen révèle la nature paradoxale du poème : écrire, c’est reconnaître l’impossibilité de posséder ce que l’on nomme. Le texte expose ainsi un manque essentiel, une privation volontaire, et fait de cette incomplétude la matrice de tout sens. L’adresse poétique ne vise pas l’union, mais l’écart ; elle appelle ce qui se dérobe, elle cherche ce qui fuit.
Le lecteur, placé dans cette situation de distance, ne peut accéder directement au poème : il doit, comme l’auteur, chercher son désir dans les interstices, dans les blancs, dans les zones d’effacement où le texte se défait pour mieux vibrer. Ce qu’il lit n’est pas une parole fixée mais une parole en train de se perdre, et c’est précisément dans cette perte que se loge la puissance de Stèle provisoire. Le manque devient une voie, l’absence un moteur ; et la stèle, au lieu d’être monument, devient mouvement, celui d’un désir qui écrit en tremblant.
Une poétique du discontinu
L’étude de Schellino situe Stèle provisoire au cœur de l’architecture des Stèles, et montre comment Victor Segalen y invente une véritable poétique du discontinu. Dans ce recueil, rien n’est stable, rien n’est entièrement clos : les stèles ne sont pas des monuments figés mais des formes ouvertes, travaillées par des ruptures, des fissures, des suspens. Elles signifient moins par accumulation de sens que par éclats, par déchirures, par ces instants cristallisés où le texte semble s’arrêter pour mieux s’échapper. Chaque poème est à la fois pierre et souffle, forme et fuite. La matière du texte, ses mots, ses rythmes, ses silences , se dérobe au moment même où elle se densifie, comme si toute solidité devait être aussitôt contestée par un mouvement intérieur.
Cette dynamique trouve sa source dans l’esthétique du Divers et du Mystère, essentielle chez Segalen. Le Divers impose une attention aiguë à la différence, à l’altérité, au tremblement de ce qui ne se laisse jamais réduire à l’identique. Le Mystère, lui, ouvre un espace où aucune signification ne se donne entièrement, où le cœur du poème demeure voilé, comme en attente d’être approché sans jamais être saisi. Ensemble, ces deux principes façonnent une temporalité en éclats : non pas un flux continu, mais une suite de moments arrachés, de gestes inachevés, de visions qui émergent et aussitôt se retirent.
Stèle provisoire porte cette logique au point extrême. Elle ne promet ni durée, ni fixation, ni inscription définitive. Elle ne donne que le passage : le surgissement d’une présence désirée, l’instant fragile d’une apparition, la vibration d’un corps dont la mémoire affleure puis s’évanouit. Le poème ne cherche pas à conserver, mais à transmettre un frémissement, celui d’un désir qui ne peut se dire que dans le provisoire, dans l’impermanence.
Le « désir-imaginant » : moteur du poème
C’est de cet élan que Schellino tire la notion de « désir-imaginant ». Ce terme désigne la force même qui anime l’écriture : un désir qui n’est pas seulement thématique, mais moteur, un désir qui façonne la langue et la met en mouvement. Il circule entre les signes, dans les blancs, dans les variations d’un mot à l’autre, et relie profondément l’acte d’écrire à celui de lire. Le lecteur est pris dans cette circulation, invité à partager le tremblement du texte, à poursuivre le sens là où il semble manquer. Le poème devient ainsi l’espace d’un élan sensuel, ouvert, inachevable, une rencontre où ni l’écriture, ni la lecture, ni le désir ne trouvent jamais de repos.
Schellino révèle aussi l’étonnante diversité des sources qui irriguent ce poème, et que Segalen intègre avec une discrétion presque alchimique. Les réminiscences tahitiennes, celles d’un désir éveillé par l’ailleurs, par les corps entrevus, par la lumière sensuelle des îles, affleurent en profondeur, comme la mémoire enfouie d’un monde où le regard se fait caresse. À cela s’ajoutent les échos d’un projet dramatique ancien, Siddhârtha, dont Segalen reprend certains motifs pour les transmuter en rythmes plus denses, plus incisifs : la question du visible et de l’invisible, de l’apparition et de son retrait, vient se mêler à l’adresse portée à « Elle ». D’autres voix, plus littéraires, traversent encore le texte : une ombre baudelairienne dans la manière de superposer pierre et femme, matière et idéal ; un souvenir de Heredia dans l’image d’une forme qui s’arrache à son propre socle. Enfin, l’exotisme vécu, celui de la Polynésie, des voyages, des rencontres, réactive des images sensuelles, des gestes, des tremblements de peau, qui trouvent dans le poème un second souffle.
Ce qui frappe, comme le souligne Schellino, n’est pas la manière dont ces influences se montrent, mais plutôt leur capacité à demeurer invisibles tout en vibrant sous la surface. Le poème n’exhibe aucun de ses emprunts : il les absorbe, les digère, les transforme en un sédiment souterrain, en une épaisseur presque imperceptible qui, pourtant, nourrit chaque ligne.
Cette alchimie est renforcée par la richesse génétique de Stèle provisoire. Les multiples versions manuscrites, états successifs, corrections, tentatives, reprises témoignent d’un travail d’une précision remarquable. On voit Segalen resserrer progressivement son texte, affiner le rythme, épurer les images, éliminer l’effusion pour atteindre une sensualité plus fluide, plus respirée. Le désir, d’abord lié à des gestes, à la peau, aux lèvres, glisse peu à peu vers des manifestations plus aériennes : un souffle, une haleine, un frémissement, une propagation légère qui traverse le poème comme une onde.
Cette genèse ne montre pas l’errance d’un texte hésitant, mais plutôt la quête persévérante d’une forme juste, d’un équilibre vivant entre précision et retrait. Le poème demeure tendu vers une forme qui n’est jamais totalement assurée et c’est précisément cette hésitation, ce provisoire assumé, qui lui confère sa puissance. En refusant d’être fixé, Stèle provisoire garde intacte sa force d’invention : un poème qui naît dans le travail même de son effacement, un geste qui demeure vivant parce qu’il ne s’achève pas.
Cette lecture proposée par Andrea Schellino est celle d’un spécialiste reconnu de la poésie française du XIXᵉ siècle et de l’histoire des formes, docteur de l’Université Paris-Sorbonne. Responsable du Groupe Baudelaire au sein de l’ITEM (CNRS-ENS), professore associato à l’Université Roma Tre, aujourd’hui chargé de cours à UCLouvain Saint-Louis Bruxelles et Visiting Curator au W. T. Bandy Center (Vanderbilt University), il déploie depuis plusieurs années un travail critique d’une grande cohérence, articulant érudition philologique, sens aigu des enjeux formels et attention aux gestes d’écriture.
Ses recherches, qui portent principalement sur Baudelaire, Rimbaud et Segalen, témoignent d’une connaissance intime des processus créateurs, nourrie par une longue expérience des archives, des manuscrits et des dossiers génétiques.
Un laboratoire poétique au cœur des Stèles
Auteur de nombreux ouvrages, parmi lesquels « Paradis de tristesse ». L’equivoco cattolico e la religione di Rimbaud (2010), Rimbaud. Poetica, mito, filosofia, religione, psicoanalisi (2014) ou encore Dans l’atelier de Charles Baudelaire (2025), Schellino a également contribué à plusieurs entreprises éditoriales majeures : l’édition des Œuvres de Segalen dans la prestigieuse collection de la Pléiade (Gallimard, 2020), les Romans et nouvelles de Huysmans (2019), ou encore la nouvelle édition des Œuvres complètes de Baudelaire (Pléiade, 2024), qu’il a codirigée.
Une telle trajectoire confère à son livre Stèle provisoire de Victor Segalen, ou l’écriture du Désir-Imaginant une autorité particulière : il s’agit non seulement d’une étude informée, mais d’un ouvrage qui synthétise des années de fréquentation étroite des textes et des archives segaleniens. Cette expertise donne à son interprétation une densité rare, faisant de ce volume l’un des travaux les plus complets, les plus sensibles et les plus éclairants consacrés à ce poème.
Schellino montre avec une précision remarquable que Stèle provisoire condense et cristallise les grandes intuitions poétiques de Segalen. Ce poème, apparemment bref et presque discret dans l’ensemble des Stèles, apparaît en réalité comme un véritable laboratoire où s’élaborent les principes esthétiques qui traversent toute l’œuvre : un rapport vital à l’écriture, une attention aiguë à l’éphémère, et ce désir sans résolution, moteur intime du texte, qui engendre le poème en même temps qu’il en interdit l’accomplissement.
Schellino insiste sur le fait que ce désir n’est pas une simple thématique ; il constitue l’énergie profonde de l’écriture segalenienne. Stèle provisoire naît d’un mouvement de tension, un élan vers une présence féminine toujours en fuite, qui produit la parole même tout en l’exposant à sa propre disparition. Le poème se construit donc non pour dire, mais pour tendre vers, et cette tension, toujours ouverte, est ce qui lui donne sa forme et son souffle. Segalen substitue à l’idée d’une stèle stable, massive et éternelle, une figure mouvante, un objet textuel qui refuse obstinément de s’immobiliser.
La stèle, traditionnellement symbole de pérennité, devient alors chez Segalen un espace respirant, un lieu où la forme s’élargit, se creuse, se fissure pour laisser passer la vie du poème. Ce déplacement de sens est essentiel : la stèle ne sert plus à fixer un souvenir ou à garantir la mémoire, mais à rendre sensible un instant fragile, un scintillement presque imperceptible, ce moment où le poème s’ouvre, vacille, puis se retire. Loin d’être un monument, elle devient un phénomène, un surgissement qui n’existe que dans la précarité et l’impermanence.
Dans cette perspective, Schellino souligne que le lecteur occupe une position décisive : il ne reçoit pas un message achevé, gravé pour l’éternité, mais une respiration, un rythme offert, un mouvement inachevé qui l’invite à participer. Lire Stèle provisoire, c’est entrer dans ce battement, c’est apprendre à suivre l’écriture dans ses élans et ses retraits, à accepter les blancs, les défaillances, les tremblements. Le lecteur doit, en quelque sorte, apprendre à désirer avec le texte, à entrer dans le même espace d’attente et d’ouverture.
Ainsi, la stèle segalenienne devient un lieu où se joue une pédagogie subtile du désir : ce dernier n’est plus la quête d’une possession, mais la reconnaissance d’un manque qui rend possible le mouvement même du poème. Le lecteur, saisi par cette dynamique, découvre que l’écriture n’est pas le lieu d’une vérité stabilisée mais celui d’une vibration, d’une présence qui ne se donne qu’en se retirant.
Schellino donne alors à voir Stèle provisoire non comme un poème mineur ou marginal, mais comme un nœud poétique décisif, où Segalen exprime, à travers une forme volontairement « provisoire », l’une des clés de toute son œuvre : l’idée que la véritable force du poème réside dans sa capacité à rester ouvert, à accueillir l’éphémère, et à faire de l’expérience du manque la condition même de son intensité.
Le lecteur, placé au seuil de cette forme qui ne cesse de s’inventer et de se dérober, apprend ainsi, dans ce souffle, dans cette oscillation, dans cette brève intensité, que la poésie est peut-être d’abord une expérience du désir, et que le poème respire pour mieux nous enseigner à respirer avec lui.
Brahim Saci


