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mardi,30décembre,2025

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Préfacer un livre ou l’art de devenir passeur

Préfacer un livre n’est pas un honneur. C’est une responsabilité. Il y a quelques semaines, j’ai rédigé la préface du recueil de poésie de Brahim Saci, La nuit retient l’aube. Cette expérience m’a conduit à réfléchir profondément à ce geste singulier : un acte littéraire que l’on croit accessoire mais qui engage bien davantage qu’une simple introduction.

Qu’est-ce que préfacer, au fond ? Et pourquoi cet exercice, loin d’être un ornement éditorial, constitue-t-il l’un des actes les plus engageants de la vie littéraire ?

Le seuil et le passeur

Étymologiquement, la préface vient du latin praefatio, ce qui se dit avant. Mais cette définition temporelle masque l’essentiel. La préface n’est pas seulement ce qui précède : elle est le seuil. Ce lieu architectural qui n’appartient ni tout à fait au dehors ni tout à fait au dedans. L’espace liminaire où le lecteur, encore étranger à l’œuvre, s’apprête à franchir une frontière.

Le préfacier, lui, devient le gardien de ce seuil. Ou plutôt, pour reprendre un mot qui m’est cher, le passeur.

Dans mon émission de radio Passeurs & Rêveurs des mots, j’explore depuis quelques mois cette fonction essentielle de la transmission littéraire. Le passeur n’est pas celui qui impose un chemin. Il est celui qui accompagne jusqu’à la rive, qui éclaire sans aveugler, qui suggère sans contraindre. Préfacer un livre, c’est exactement cela : tendre la main au lecteur pour l’inviter à entrer dans un univers qui n’est pas le nôtre.

L’engagement du préfacier

On sous-estime souvent ce qu’implique d’accepter de préfacer un livre. Car le préfacier engage son nom. Il appose sa signature au seuil d’une œuvre dont il devient, d’une certaine manière, le garant.

Ce n’est pas un acte anodin. Préfacer, c’est affirmer publiquement : cette œuvre mérite que vous vous y arrêtiez. Je m’en porte témoin.

Cette dimension testimoniale est fondamentale. Le préfacier ne juge pas l’œuvre de l’extérieur comme le ferait un critique. Il témoigne de l’intérieur, après avoir habité le texte, après s’être laissé traverser par lui. Il parle depuis une expérience de lecture qui l’a transformé, ou du moins touché.

C’est pourquoi on ne devrait jamais préfacer un livre qu’on n’aime pas. La préface n’est pas un exercice de complaisance mondaine. Elle est un acte de foi littéraire.

La rencontre comme préalable

Lorsque Brahim Saci m’a proposé de préfacer La nuit retient l’aube, nous ne nous étions jamais rencontrés physiquement. Notre amitié était née sur LinkedIn, au fil de ces échanges que permet le numérique : commentaires sur nos publications respectives, partages de textes, dialogues sur la poésie et le monde.

Lui-même avait accepté de préfacer mon livre Anunnaki. Nous nous lisions mutuellement depuis des mois, nous reconnaissant dans nos préoccupations communes : le pouvoir des mots face au chaos du monde, la poésie comme résistance, l’écriture comme témoignage.

Puis nous nous sommes enfin rencontrés à Paris, il y a un mois, à l’occasion de la sortie de ses deux derniers recueils. Ce qui n’était qu’une relation virtuelle est devenu une véritable amitié. Et j’ai compris alors que cette progression, de la lecture à l’échange, de l’échange à la rencontre, contenait en elle-même la vérité de ce que signifie préfacer.

Car on ne préface pas un inconnu. On préface quelqu’un qu’on a d’abord lu. Quelqu’un dont on a éprouvé la voix. Quelqu’un avec qui s’est tissé, fût-ce à distance, un lien de reconnaissance mutuelle.

L’art de lire avant d’écrire

Préfacer exige d’abord une lecture totale. Non pas survoler, non pas feuilleter, mais habiter le texte. S’y installer. Le laisser résonner.

Pour La nuit retient l’aube, j’ai lu et relu. J’ai laissé les vers de Brahim infuser, décanter. J’ai cherché ce qui, dans cette poésie, constituait le centre de gravité, ce point autour duquel tout s’organise.

Et j’ai trouvé cette équation fondamentale dès les premiers vers : « L’encrier qui se vide / Remplit le vide ». Toute la poétique de Brahim tenait là. Face au vide, celui du cœur abandonné comme celui du monde en perdition, le poète n’a d’autre recours que de vider son encrier. Transformer la béance en parole. L’absence en présence des mots.

Le préfacier doit ainsi identifier le cœur battant de l’œuvre. Non pas pour l’exposer cliniquement, mais pour donner au lecteur les clés qui lui permettront, à son tour, de le découvrir.

Éclairer sans révéler

L’un des écueils majeurs de la préface est d’en dire trop. Le préfacier bavard, qui résume l’intrigue, qui analyse chaque thème, qui décortique chaque procédé, commet un péché contre la lecture. Il vole au lecteur le plaisir de la découverte.

La bonne préface éclaire sans révéler. Elle ouvre des portes sans pousser le lecteur à travers. Elle suggère des chemins sans les tracer entièrement.

Dans ma préface pour Brahim, j’ai choisi de mettre en lumière certaines tensions qui traversent le recueil : entre douleur intime et souffrance collective, entre l’ivresse et la lucidité, entre l’errance géographique et l’exil ontologique. Mais j’ai pris soin de laisser au lecteur l’espace de sa propre rencontre avec les textes.

Car la préface ne doit jamais se substituer à l’œuvre. Elle doit donner envie de lire, puis s’effacer.

Le dialogue entre deux écritures

Préfacer, c’est aussi accepter que deux voix cohabitent dans le même livre. La voix de l’auteur, évidemment souveraine. Et la voix du préfacier, nécessairement seconde, mais qui doit trouver sa propre tonalité.

Cette cohabitation n’est pas simple. Le préfacier doit résister à la tentation d’imposer son style, ses obsessions, sa vision du monde. Mais il ne peut pas non plus s’effacer totalement sous peine de produire un texte anonyme, interchangeable.

La solution réside dans le dialogue. La préface réussie est celle où l’on sent que deux écritures se sont rencontrées, reconnues, enrichies mutuellement. Où le préfacier, tout en servant l’œuvre, apporte quelque chose qui lui est propre : un éclairage singulier, une mise en perspective inattendue.

En préfaçant La nuit retient l’aube, j’ai naturellement convoqué mes propres références : Mahmoud Darwich, la tradition du chaâbi, la poésie de résistance. Non pour détourner l’œuvre de Brahim vers mes préoccupations, mais parce que sa poésie appelait ces résonances. Le dialogue entre nos deux voix s’est noué autour de ce que nous partageons : la conviction que la poésie peut encore quelque chose face au désastre du monde.

La dimension fraternelle

Il y a, dans l’acte de préfacer, quelque chose de profondément fraternel. Le préfacier dit à l’auteur : je te reconnais. Je reconnais la légitimité de ta parole. Je me tiens à tes côtés pour l’affirmer.

Cette dimension est particulièrement sensible lorsque le préfacier et l’auteur appartiennent à la même communauté : celle des écrivains, des poètes, des passeurs de mots. Préfacer, c’est alors accueillir un pair. Lui faire une place dans le cercle. Affirmer qu’il a droit de cité dans la république des lettres.

Avec Brahim, cette fraternité s’est construite naturellement. Nous partageons des convictions communes sur le rôle de l’écriture. Nous croyons tous deux que la poésie n’est pas un ornement mais une nécessité. Que les mots peuvent encore sauver ce qui reste d’humain en nous.

Le préfacer, c’était sceller cette fraternité. Rendre visible un lien qui existait déjà.

À cet endroit précis, la préface cesse d’être un texte. Elle devient un geste.

Ce que la préface dit de celui qui l’écrit

On oublie souvent que la préface, tout en parlant de l’œuvre d’un autre, révèle aussi celui qui l’écrit. Le préfacier se dévoile dans ses choix : ce qu’il met en lumière, ce qu’il laisse dans l’ombre, les échos qu’il perçoit, les filiations qu’il dessine.

En préfaçant Brahim, j’ai sans doute dit quelque chose de ma propre conception de la poésie. De ma conviction que le lyrisme peut être un acte de résistance. De mon attention aux voix qui s’élèvent contre l’oubli.

La préface est ainsi un miroir à double face : elle éclaire l’œuvre qu’elle introduit, mais elle reflète aussi le visage de celui qui l’a écrite.

L’humilité nécessaire

Je voudrais terminer sur ce qui me semble la vertu cardinale du préfacier : l’humilité.

Le préfacier n’est pas l’auteur. Son texte, aussi soigné soit-il, n’est pas l’œuvre. Il est au service de quelque chose qui le dépasse. Sa réussite se mesure à sa capacité à s’effacer une fois sa mission accomplie : avoir donné envie de lire, avoir ouvert les portes, avoir tendu la main.

Le passeur ne reste pas sur la barque avec le voyageur. Il le dépose sur l’autre rive et repart. La préface accomplit le même geste : elle accompagne jusqu’au seuil, puis s’efface pour laisser le lecteur seul avec l’œuvre.

La nuit retient l’aube, le recueil de Brahim Saci, est une œuvre nécessaire. Une poésie qui entrelace douleur intime et souffrance collective, ivresse et lucidité, exil et fraternité. En le préfaçant, j’ai eu le privilège d’être le premier passeur, celui qui invite d’autres lecteurs à découvrir cette voix singulière.

Car c’est cela, au fond, la vérité de toute préface : un acte de transmission. Une main tendue entre l’auteur et ses lecteurs à venir. Un pont jeté au-dessus du vide.

Et comme l’écrit Brahim lui-même : « L’encrier qui se vide / Remplit le vide ».

Le préfacier, à sa manière, participe de ce remplissement.

Didier Aubourg

Chronique littéraire « Passeurs et Rêveurs de Mots » de Didier Aubourg, consacrée au recueil La Nuit retient l’aube de Brahim Saci, sur Radio Top Side, le 10 janvier 2026.

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