dimanche, 14 septembre 2025
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Nora Bouazzouni, une plume engagée

La journaliste et essayiste Nora Bouazzouni fait partie de cette génération d’intellectuelles qui interrogent notre quotidien avec autant de lucidité que de courage.

Journaliste, essayiste et traductrice, Nora Bouazzouni est née à La Garenne-Colombes, dans les Hauts-de-Seine, et s’est imposée au fil des années comme une figure majeure de la pensée critique française contemporaine.

Ce qui distingue son parcours, c’est sa capacité à explorer les zones d’ombre de nos habitudes les plus banales – ce que nous mangeons, comment nous vivons le genre, ou encore la manière dont le pouvoir se niche dans les gestes ordinaires. Avec une plume à la fois acérée et accessible, elle interroge les rapports de domination à travers le prisme de l’alimentation, un champ que peu de penseurs ou penseuses ont exploré aussi profondément.

Formée à l’université Paris Diderot, elle débute sa carrière dans des rédactions aussi diverses que France Info, Slate Afrique ou Libération. Mais c’est en choisissant de devenir journaliste indépendante, à partir de 2015, que sa voix se libère pleinement. En parallèle de ses contributions écrites, elle s’investit dans des formats plus audacieux, notamment en audio et en vidéo. Elle crée ainsi le podcast Plan culinaire pour Louie Media, dans lequel elle mêle culture food, sociologie et féminisme, avec un regard profondément ancré dans la critique sociale. Elle participe également à la réalisation de séries vidéo comme Fine Bouche (Urbania), et de projets web tels que Badass et Pionnières, qui rendent hommage à des figures féminines puissantes mais souvent ignorées de l’histoire culturelle.

Mais c’est par l’essai que Nora Bouazzouni donne la pleine mesure de son regard. En 2017, elle publie Faiminisme : quand le sexisme passe à table, un ouvrage qui pose une question à la fois simple et radicale : en quoi nos pratiques alimentaires sont-elles genrées ? Pourquoi la cuisine domestique est-elle assignée aux femmes, tandis que la haute gastronomie est réservée aux hommes ? Pourquoi le steak est-il viril, et la salade féminine ? En décortiquant les représentations, les habitudes de consommation et les injonctions sociales, elle met à nu un système où l’alimentation devient un outil d’assignation et de contrôle. L’ouvrage, salué par la critique, est vite devenu une référence incontournable dans les milieux féministes, universitaires et militants.

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En 2021, elle poursuit ce travail avec Steaksisme : en finir avec le mythe de la végé et du viandard, qui prolonge son analyse en abordant le lien entre consommation de viande et virilité. Dans une société marquée par l’urgence écologique, la question alimentaire devient ici aussi politique. Bouazzouni déconstruit l’idéologie de la viande comme preuve de puissance, tout en dénonçant les violences environnementales et sociales que ce modèle implique. Elle rappelle que choisir ce que l’on mange est un acte socialement contraint, pas simplement individuel, et que la manière dont la société valorise certains aliments – souvent les plus destructeurs – est l’héritage de rapports de domination anciens mais toujours actifs.

Deux ans plus tard, en 2023, elle publie Mangez les riches : la lutte des classes passe par l’assiette, un essai plus frontalement politique. Cette fois, elle examine la manière dont le système alimentaire mondial produit, entretient et aggrave les inégalités sociales. Des circuits courts aux supermarchés, des cantines scolaires aux restaurants étoilés, elle met en lumière une fracture qui ne cesse de s’élargir : manger bien coûte cher, et le discours dominant sur la « bonne alimentation » ignore souvent la précarité de millions de personnes. L’alimentation n’est pas seulement une question de goût ou de santé, mais bien un champ de lutte. L’assiette devient un révélateur des inégalités structurelles, et Bouazzouni propose d’en faire un levier de transformation sociale.

Mais c’est en 2025 que son travail prend une dimension encore plus bouleversante avec la parution de Violences en cuisine : une omerta à la française, aux éditions Stock. Résultat de quatre années d’enquête et de plus de 3 000 témoignages recueillis, ce livre lève le voile sur les violences systémiques dans le milieu de la restauration française. Derrière les fourneaux des grands établissements comme dans les petites brigades anonymes, elle documente un climat toxique fait de harcèlement sexuel, de racisme, de burn-out, de violences verbales et physiques, souvent banalisées au nom de l’excellence culinaire. Le choc est immense. L’ouvrage provoque un véritable séisme médiatique et pousse certains acteurs du secteur à s’interroger, voire à remettre en cause leurs pratiques. Ce que Bouazzouni dénonce, c’est une culture professionnelle fondée sur le silence, la peur et l’impunité. Et à travers son enquête, elle donne enfin la parole à celles et ceux qui, jusque-là, n’étaient ni vus ni entendus.

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L’impact de Nora Bouazzouni dépasse largement le monde de l’édition. Elle intervient régulièrement sur France Culture, collabore avec OCS, Ciné+, Le Fooding, La Déferlante, et reste active dans les milieux de la recherche, de l’éducation populaire et de la critique culturelle. Elle est également membre de l’Association française des critiques de séries (ACS), et continue de traduire des ouvrages de littérature jeunesse et de bande dessinée pour Gallimard, Dargaud et d’autres grandes maisons.

Ce qui frappe dans son travail, c’est cette manière de relier des sphères qu’on oppose trop souvent : la culture populaire et la critique savante, le quotidien et le politique, l’intime et le systémique. Elle n’écrit pas seulement pour expliquer, mais pour éveiller. Sa voix, tour à tour caustique, documentée, bienveillante ou indignée, trace des passerelles entre les mondes et réveille les consciences. Elle appartient à cette génération d’autrices et de journalistes pour qui écrire, c’est agir – au sens le plus concret et le plus transformateur du terme.

La journaliste et essayiste Nora Bouazzouni ne propose pas de réponses toutes faites, ni de solutions miracles. Mais elle sait poser les bonnes questions, celles qui dérangent, qui déplacent, qui obligent à penser autrement. Et dans une époque saturée de discours convenus ou de radicalités vides, sa lucidité, sa rigueur et sa sincérité font d’elle une voix précieuse. Une voix qui, depuis la cuisine jusqu’à la page, en passant par les ondes et les écrans, nous rappelle que ce que nous mangeons, ce que nous croyons, ce que nous acceptons ou dénonçons, dessine en creux le monde que nous construisons.

Brahim Saci

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