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« Je vais encore prendre le large » de Mohand Cherif Zirem : l’océan intérieur

À la croisée de l’intime et de l’universel, Je vais encore prendre le large de Mohand Cherif Zirem nous convie à un voyage intérieur où la poésie devient à la fois souffle de résistance et remède contre les naufrages de l’existence.

Portée par un héritage culturel profond, une sensibilité littéraire nourrie de grands auteurs et un regard psychologique acéré, la poésie de Mohand Cherif Zirem explore les fractures de l’âme tout en célébrant la persistance de l’espoir. Entre ombres et éclaircies, l’auteur transforme chaque vers en horizon possible, rappelant que même au cœur de la tempête, l’être humain peut encore choisir la mer, le mouvement et la lumière.

Mohand Cherif Zirem est un poète, journaliste, éditeur et psychologue clinicien de formation, né à Akfadou en Kabylie. Il a publié plusieurs recueils de poésie, parmi lesquels Les Nuits de l’absence, L’amour ne meurt pas, Je vais encore prendre le large, ainsi qu’un ouvrage d’entretien intitulé Brahim Saci, sur les traces de Slimane Azem, aux éditions Lumières Libres. En 2005, il a également publié, aux éditions Zirem, les célèbres reportages d’Albert Camus Misère de la Kabylie, parus initialement en juin 1939 dans le quotidien Alger Républicain. C’était la première fois que ces reportages étaient publiés dans leur intégralité, alors que les éditions Gallimard n’en avaient présenté qu’une partie. Cet acte d’éditeur, qui redonne sa pleine mesure à un texte majeur sur la détresse de la Kabylie coloniale, renforce le rôle de Mohand Cherif Zirem en tant que passeur de mémoire et d’intellectuel engagé. Il est également à l’origine de la réédition de Le Village Kabyle d’Émile Masqueray, aux éditions Lumières Libres. Il inscrit son œuvre dans une trajectoire singulière, marquée par la culture amazighe, une immersion précoce dans le monde littéraire et une sensibilité façonnée par l’histoire personnelle et collective.

Son éveil poétique, encouragé dès l’enfance, s’est nourri aussi bien de la littérature orale kabyle que de grandes figures universelles telles que Mouloud Feraoun, Kateb Yacine, Mohamed Dib, El Mutanabi, Baudelaire ou encore Rimbaud, dont les œuvres ont laissé une empreinte durable sur son style introspectif, imagé, mélancolique et empreint de quête identitaire. Issu d’un environnement où les contes, les légendes et les récits ancestraux faisaient partie de la vie quotidienne, il a très tôt développé une sensibilité aiguë à la musicalité des mots, à la symbolique de la nature et au pouvoir évocateur des images poétiques. Cette immersion dans la culture orale amazighe, fondée sur la transmission intergénérationnelle, le rêve, la sagesse populaire et la dimension spirituelle, a posé les premières pierres de son univers poétique. À cela se sont ajoutées ses lectures variées qui lui ont ouvert les portes d’une littérature plurielle, traversant frontières, époques, langues et sensibilités : la profondeur humaine de Feraoun, l’engagement de Kateb Yacine, la puissance d’évocation de Mohamed Dib, la majesté lyrique d’El Mutanabi ainsi que la « noirceur lumineuse » de Baudelaire et les éclats visionnaires de Rimbaud ont contribué à façonner sa voix personnelle, à la fois universelle et intimement enracinée.

Parallèlement, ses études en psychologie clinique enrichissent sa vision de l’être humain, donnant à sa poésie une profondeur analytique, un regard lucide sur les douleurs internes, et une compréhension sensible des tourments liés à l’âme, à la survie et à la mémoire. La psychologie lui permet de percevoir les émotions humaines non comme des états isolés, mais comme des constructions complexes, traversées par les blessures, les désirs, les traumatismes, les illusions et les fantasmes. Sa poésie devient alors un lieu d’exploration des zones de fragilité, de l’invisible, de ce qui se tait mais persiste obstinément dans la conscience. Loin d’un simple lyrisme sentimental, ses textes témoignent d’une connaissance intime des mécanismes psychiques tels que le refoulement, la nostalgie, l’idéalisation ou la sublimation. Ainsi, chaque poème apparaît comme une tentative de guérison, un acte cathartique où l’écriture devient à la fois miroir, exorcisme et thérapie. Grâce à cette alliance entre héritage culturel, influences littéraires majeures et formation scientifique de l’esprit, Mohand Cherif Zirem développe une poésie profondément humaine, où l’analyse psychique se conjugue avec l’élan imaginaire, et où le mot devient un passage entre la douleur et la possibilité de renaissance.

Dans Je vais encore prendre le large, le poète explore les territoires intérieurs de l’existence à travers une écriture souvent en vers libres, libre, sensuelle et métaphorique, oscillant entre rêve et réalité, construction et effondrement, illumination et abîme. La thématique de la mer et du voyage est une puissante métaphore filée qui structure tout le recueil, permettant de lier l’errance psychique et l’élan vital. La mer, le ciel, les nuages, les mirages, les tunnels, les fantômes et les astres constituent des motifs récurrents qui matérialisent un imaginaire dominé par la verticalité (élévation, transcendance) et l’horizontalité (errance, fuite, naufrage). La nature devient miroir de l’état psychique, espace de projection, frontière entre dévoilement et disparition. Les images poétiques, souvent en mouvement, traduisent une psyché en constante dérive, parfois désespérée, parfois résiliente, mais jamais figée. Le langage, à travers sa fluidité, son rythme et sa charge émotionnelle, devient un médium thérapeutique, comme si l’acte d’écrire constituait l’unique rempart contre le néant.

L’amour occupe une place centrale dans ce recueil : tantôt paradis fugace, tantôt illusion destructrice, il se donne comme une quête existentielle absolue, un territoire où l’espoir et la perte dialoguent. La figure féminine, souvent idéalisée, se fait muse, refuge, mirage, fantôme ou déesse, mais rarement présence stable ; elle ouvre la voie à la sublimation, mais aussi aux effondrements les plus sombres. Le poète aborde également la souffrance, le suicide, l’absurdité, la mort et l’errance mentale, comme dans le passage où le narrateur imagine sa propre mort, enfermé dans l’obscurité, découvrant trop tard la vanité du renoncement. Ce traitement du suicide, à la fois poétique, tragique et préventif, donne au texte une dimension humaniste et salvatrice, rappelant que même l’anéantissement imaginé ne suffit pas à éteindre la conscience, et que l’existence, malgré sa dureté, garde une valeur inestimable.

Au-delà de l’intime, Mohand Cherif Zirem ancre sa poésie dans une dimension universelle et engagée. Le poème sur l’enfant né dans la guerre devient une dénonciation de la barbarie humaine, un appel à l’innocence, un combat contre l’absurdité et la reproduction cyclique de la violence. Le poète ose ainsi lier destin individuel et tragédie collective, rappelant que l’histoire personnelle est traversée par l’Histoire tout court. La poésie devient, dès lors, un outil de résistance, un cri silencieux, un acte de survie, et parfois même un acte politique. L’auteur, qui a lui-même milité pour les libertés et les droits humains pendant ses années universitaires, reconduit dans sa poésie cette volonté d’éveiller, d’émouvoir, de transmettre et de protéger l’humanité présente en chacun.

L’apport de ce recueil est multiple : esthétique, psychologique, humain et culturel. Il renouvelle une poésie algérienne qui, depuis des décennies, oscille entre réalisme social, nostalgie, spiritualité et quête identitaire. Mohand Cherif Zirem y apporte un tournant vers l’intime et le psychique, ajoutant une dimension introspective plus universelle, où la subjectivité devient miroir de la condition humaine, unissant l’individu à l’humanité entière. Sa poésie démontre que la langue peut encore consoler, que le rêve demeure un moteur de vie, et que la beauté peut surgir même au cœur du désastre. L’impact de cette œuvre réside dans sa capacité à toucher, à dévoiler sans didactisme, à faire naître une réflexion intérieure sur la manière de résister aux naufrages existentiels, et surtout à montrer que « prendre le large » n’est pas une fuite, mais un choix poétique d’ouverture à l’infini. En conclusion, Je vais encore prendre le large est bien plus qu’un simple recueil de poésie : c’est une invitation à poursuivre le voyage malgré les tempêtes, à préserver l’espoir même dans la nuit la plus profonde, et à croire en la renaissance malgré les naufrages successifs de l’existence. Chaque poème témoigne d’une traversée intérieure où l’être humain est simultanément marin, naufragé et capitaine, habité par la peur de sombrer mais aussi par l’irrépressible envie de continuer à avancer. Chez Mohand Cherif Zirem, l’acte de naviguer est une allégorie de la vie elle-même, et « prendre le large » n’est pas un abandon ni une fuite, mais une manière de reconquérir l’horizon, de rappeler que la vie ne se limite pas aux blessures qu’elle inflige, et que le mouvement est l’unique antidote au désespoir.

La poésie de Mohand Cherif Zirem se situe ainsi à la frontière vibrante du désespoir et de la lumière, dans cet espace fragile où la souffrance n’annule pas la beauté mais la rend plus intense, plus urgente, presque sacrée. Ses vers reposent sur une tension fondamentale : le poème devient simultanément cri et baume, obscurité et chandelle, naufrage et voile déployée. L’usage fréquent d’antithèses et d’oxymores traduit cette tension constante. Le mot, chez lui, n’est pas seulement un outil littéraire, mais une véritable embarcation : il transporte, il sauve, il garde à flot, il redonne sens aux dérives intérieures que chacun porte en silence. C’est pourquoi chaque lecteur, quels que soient son âge, son histoire ou ses failles, peut reconnaître dans cette écriture un visage, un souvenir, une blessure ou une étincelle intime : l’œuvre devient miroir, refuge et parfois même compagnon de survie.

Mohand Cherif Zirem ne cherche pas à résoudre les énigmes de l’existence ni à fournir des réponses définitives aux tourments humains ; il préfère offrir des éclairages, ouvrir des passages, élargir les perspectives, et montrer que l’essentiel n’est peut-être pas dans la réponse, mais dans la capacité d’habiter la question sans renoncer. Sa dernière affirmation, qui évoque l’idée d’un autre bateau, d’un autre départ possible, d’un lendemain encore vierge, fait écho à la philosophie de l’espérance : tant que l’homme respire, tant qu’il peut rêver, créer, aimer, souffrir ou même douter, l’histoire n’est jamais close. Ainsi, la poésie devient une pédagogie de la résistance intérieure, un art de ne pas capituler, un acte de foi dans la valeur du vivant. En cela, le recueil de Mohand Cherif Zirem s’inscrit comme une œuvre profondément humaine, marquée par la lucidité mais jamais par la résignation, et qui rappelle que même dans l’obscurité la plus dense, il existe toujours, quelque part, un chemin vers l’aube.

Brahim Saci

Mohand Cherif, Je vais encore prendre le large, éditions Lumières Libres

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