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Gloria Stetbay : « La musique est profondément inscrite dans mon processus créatif »

Gloria Stetbay

Gloria Stetbay estime que "le pli est vraiment au cœur" de sa démarche. Photo Studio Harcourt

Gloria Stetbay est une artiste polymorphe et profondément singulière, dont le parcours traverse les formes et les disciplines avec une rare cohérence. Peinture, sculpture, musique, écriture : autant de langages qu’elle manie avec maîtrise pour explorer les mystères de la matière, du mouvement et de la mémoire.

Son œuvre, marquée par une quête incessante de sens et de beauté, invite le regardeur à une expérience sensorielle intense, mêlant textures riches, volumes complexes et rythmes subtilement orchestrés. Mais au-delà de la simple contemplation, ses créations questionnent aussi les tensions entre matière et esprit, tradition et modernité, silence et musique.

Dans cet entretien, nous vous proposons de pénétrer l’univers de Gloria Stetbay, d’en comprendre les origines, les influences et les multiples dimensions. Elle nous parle de ses débuts, de son rapport intime à la matière, de ses engagements artistiques et humains, ainsi que des espaces qu’elle a créés — notamment ses deux galeries — pour faire vivre l’art autrement.

Entretien réalisé par Brahim Saci

Diasporadz : Comment décririez-vous l’évolution de votre style artistique, notamment votre passage du figuratif à un style abstrait centré sur les formes et les textures inspirées du pli ?

Gloria Stetbay : L’évolution de mon travail, du figuratif vers l’abstraction, s’est faite progressivement, silencieusement, presque naturellement. Le figuratif a longtemps été pour moi un refuge rassurant, un moyen d’ancrer ma pratique dans une réalité visible. Il m’offrait un cadre, une structure, une base solide à explorer.

Je m’y suis consacrée avec application : portraits, paysages, natures mortes, copies de maîtres… Tout cela participait d’une démarche de perfectionnement, d’apprentissage. J’étais dans la posture de l’élève laborieuse, désireuse de progresser techniquement. Ce travail m’a permis de poursuivre mes recherches picturales, mais je sentais une limite. Je ne parvenais pas à raconter une histoire, ni à transmettre une émotion. Ce que je peignais restait souvent muet. J’aurais aimé pouvoir interpréter le réel, le déformer, le suggérer, y introduire de l’ambiguïté ou de l’intensité — mais une forme d’autocensure m’en empêchait.

Ce sont mes proches qui ont mis des mots sur ce que je ressentais confusément. Ils m’ont faitremarquer que mon travail manquait de dimension personnelle, et qu’il était peut-être temps d’oser davantage sur le plan créatif. Cette remarque vivifiante, véritable catalyseur, m’a poussée à réfléchir à des thèmes plus intimes, plus personnels dans lesquels m’exprimer.

J’ai alors choisi de me tourner vers un univers qui fait profondément partie de moi : celui du sport, et plus particulièrement celui des arts martiaux. (Plus jeune j’ai pratiqué de nombreuses disciplines sportives dont celle de l’Aïkido.)  Dans ce nouveau champ, le corps est central — mais c’est un corps en tension, en équilibre, en mouvement. Un corps habité par l’énergie, la concentration, parfois par le combat. Ce thème m’a permis de réintroduire le figuratif, non plus comme simple exercice de reproduction, mais comme matière vivante, traversée par mes propres expériences.

Passionnée par la culture japonaise, fascinée par les lutteurs de sumo, j’ai choisi de les peindre. Cela m’a permis de sortir de la simple reproduction, d’explorer d’autres formes, d’ouvrir peu à peu mon travail vers quelque chose de plus libre.

Ce sujet, m’a permis d’aborder ma peinture avec une véritable identité, une voix plus affirmée. Le succès rencontré lors de mes expositions, Cannes, Neuilly, Bruges, Paris, m’a profondément touchée et remplie de joie. Paradoxalement, ce succès a aussi éveillé en moi un sentiment d’imposture, comme si je n’étais pas à la hauteur, comme si je ne méritais pas vraiment cette reconnaissance.

Cette dualité entre satisfaction et doute m’a plongée dans un questionnement intime. Je me suis interrogée sur ce que signifie être authentique en tant qu’artiste, sur la légitimité de mon regard et de ma démarche. Ce mélange d’euphorie et d’incertitude est devenu une matière à réflexion, un moteur pour repenser ma pratique.

Plutôt que de fuir ce malaise, j’ai choisi de l’accueillir comme un passage nécessaire, une étape pour approfondir ma quête artistique.

Avec le temps, ces formidables athlètes — dont le physique et le poids sont des plus impressionnants — ont fini par me peser, au sens proprecomme au sens figuré. Leur présence massive et leur force presque écrasante sont devenues pour moi un fardeau artistique.

Peindre ces corps si lourds, si imposants, m’a peu à peu confrontée à une forme de lourdeur intérieure : la pression de devoir toujours porter ce thème avec la même intensité, la difficulté à renouveler mon regard sans me sentir enfermée dans une seule image.

Cette sensation de poids, de contrainte, a nourri un désir de légèreté, d’ouverture, et m’a poussée à envisager d’autres formes, d’autres langages picturaux — notamment vers l’abstraction.

Je peux dire aujourd’hui que ‘’mes sumos’’ ont été mes guides, mes passeurs. C’est grâce à eux que l’évolution de mon travail du figuratif vers une abstraction centrée sur les formes et les textures s’est faite.

Aujourd’hui, j’associe sur mes toiles des aplats de couleurs à des reliefs. Je me concentre sur les formes, la couleur et les textures.  Réalisé avec du papier, le pli omniprésent occupe une place centrale. Il apporte à la surface une profondeur tactile et une tension visuelle. Ce qui m’intéresse particulièrement c’est l’opposition entre l’aplat et le relief. L’aplat représente la simplicité, la surface lisse et claire. Il est un champ de silence, une surface d’écoute et le papier plissé vient y inscrire sa propre voix, faite de tensions, d’accidents. Le pli incarne le mystère : il cache une part invisible, un espace secret derrière la forme visible. Cette dualité entre ce qui se montre et ce qui se dissimule crée une tension, un équilibre fragile qui nourrit tout mon travail. Elle symbolise aussi pour moi, le dialogue entre ce qui est visible à l’œil nu et ce qui reste caché, suggérant ainsi des histoires, des messages, des secrets, des émotions plus ou moins voilés.

En somme, mon parcours artistique est une quête constante d’équilibre entre maîtrise technique et expression personnelle, entre le visible et l’invisible. Du figuratif rassurant à l’abstraction libératrice, chaque étape m’a permis d’approfondir ma compréhension de la peinture et de moi-même.

Aujourd’hui, l’abstraction me permet d’exprimer ce qui est de l’ordre de l’intime, de l’impalpable, ce que les mots et les images reconnaissables n’arrivent parfois pas à dire. La couleur, les formes et les textures sont devenues mon langage principal, une façon de capter le silence entre les choses, de rendre visible ce qui échappe, de voir au-delà des apparences.

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Diasporadz : Quel rôle joue la musique dans votre processus créatif et comment influence-t-elle vos œuvres visuelles ?

Gloria Stetbay : La musique est profondément inscrite dans mon processus créatif. Lorsque j’intègre du papier plissé dans mes tableaux, je cherche à y inscrire une forme de musicalité. Le pli n’est pas seulement un effet de matière, il évoque pour moi la vibration. Il est rythme, il est battement. Chaque ondulation évoque une pulsation, une respiration visuelle. Elles agissent un peu comme une portée silencieuse. Elles structurent l’espace du tableau, elles le font vibrer. Chaque pli est une mesure, chaque irrégularité une variation, comme une nuance dans une phrase musicale.

Comme une onde sonore, le papier plissé traverse la surface du tableau, la fait vibrer. Il scande l’espace comme une mesure scande le temps. Les plis dessinent une partition muette, mais sensible, où chaque relief est une note, chaque creux un silence. Il y a dans cette matière une musicalité profonde : le froissement du papier, sa tension, sa légèreté. Ce sont des qualités proches de celles du timbre, de la dynamique, du phrasé musical. Le papier ne se contente pas de s’inscrire dans la composition : il en est la voix, la respiration.

C’est ma façon d’inviter le regard à écouter, d’ouvrir la peinture à une dimension vibratoire, presque acoustique. Une peinture qui se laisse entendre autant que voir. Le papier plissé symbolise la musique qui traverse la matière, la vibration qui anime la surface. Il capte la lumière, il traduit le mouvement intérieur, il donne forme à une vibration plus intime. C’est ma manière de faire dialoguer peinture et musique, de tisser un lien entre l’espace et le temps. Il donne à voir ce qui est habituellement invisible : l’écho intérieur des formes, le mouvement discret des émotions, le souffle du temps.

Ce motif répétitif, presque musical, crée une tension vivante entre structure et fluidité. C’est une partition silencieuse, une danse graphique, une onde qui relie l’intime à l’universel. Comme en musique, je cherche dans la peinture une tension entre structure et liberté, entre motif et variation. Le papier compressé, plissé, introduit un souffle, une vibration dans la surface, presque comme une phrase musicale interrompue ou reprise différemment. Les couleurs, elles, créent des accords, des dissonances, des silences visuels.

J’aime penser que mes œuvres visuelles s’écoutent autant qu’elles se regardent. Elles sont traversées par une logique de composition, de rythme intérieur, qui vient directement de ma pratique musicale. Au fond, je ne distingue pas réellement les deux disciplines : elles procèdent d’une même écoute du monde, d’un même désir de rendre sensible ce qui nous traverse.

Diasporadz : Le concept du “pli” est central dans votre travail. Pouvez-vous nous expliquer ce qu’il représente pour vous, à la fois sur le plan esthétique et philosophique ?

Gloria Stetbay : Oui, le pli est vraiment au cœur de ma démarche. Sur le plan esthétique, il m’intéresse pour sa capacité à introduire du rythme, de la vibration, presque une musicalité dans la surface du tableau. Le papier plissé crée une dynamique visuelle : il capte la lumière, il modifie la perception du plan, il introduit une temporalité dans ce qui pourrait être statique. C’est une manière pour moi d’inscrire une pulsation, un souffle, une forme d’énergie qui évoque le son, la musique — un tableau qui, en quelque sorte, respire ou résonne.

Mais le pli a aussi une portée plus symbolique et philosophique. Il est un lieu de tension entre l’intérieur et l’extérieur, entre le caché et le révélé. Le pli n’est jamais totalement ouvert ni totalement refermé : il évoque ce qui est en devenir, en transformation. Il parle de complexité, d’ambivalence, de ce qui échappe à la surface lisse. Le pli est un mouvement infini, une manière d’exister dans la transformation. Pour moi, c’est une manière de rendre visible l’invisible, de faire exister une intériorité à travers la matière.

Dans mes œuvres, le pli devient un passage, un seuil. Il invite à ralentir, à regarder autrement, à entrer dans une relation plus sensorielle, presque méditative, avec l’image. C’est une manière d’incarner le mouvement de la vie elle-même — jamais figée, toujours en train de se reconfigurer. Le pli est pour moi une manière de penser la matière comme une mémoire en mouvement.

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Diasporadz : Vous avez fondé deux galeries, à Jonquières et Nîmes. Quelle importance accordez-vous à ces espaces dans la vie artistique et la médiation culturelle ?

Gloria Stetbay : Ces deux galeries occupaient une place complémentaire et essentielle dans ma vie artistique.

Celle située en ville touristique (fermée depuis peu) me permettait de toucher un public diversifié, souvent en quête de découvertes et de nouvelles expériences artistiques. Située dans le centre de Nîmes à proximité d’un Centre d’Art contemporain elle était un lieu de rencontre, d’échange et de rayonnement, où je pouvais présenter mon travail à une audience large, nationale voire internationale.

À l’inverse, la galerie dans le village joue un rôle plus intime, ancré dans un territoire précis. Elle favorise une relation de proximité, une médiation culturelle plus directe et humaine. C’est là que je peux organiser des ateliers, des rencontres, des conférences, des soirées musicales et accompagner le public dans une découverte plus approfondie de ma démarche, de mes techniques et de mes réflexions.

Pour moi, ces deux espaces ont été complémentaires : l’un amplifiait la visibilité et la diffusion, l’autre nourrit toujours le lien social et la transmission. Ensemble, ils ont participé pleinement à l’épanouissement de ma pratique, et à la vitalité culturelle des lieux où ils s’inscrivent.

Diasporadz : Votre œuvre explore souvent des tensions entre matière et esprit, silence et rythme. Comment cherchez-vous à provoquer cette expérience multisensorielle chez le spectateur ?

Gloria Stetbay : Pour provoquer cette expérience multi sensorielle, je joue sur la matière comme sur le rythme. Le papier compressé, plissé, crée une texture palpable qui sollicite non seulement la vue mais presque le toucher, invitant le spectateur à ressentir la densité, la tension. Les aplats de couleur fonctionnent comme des respirations, des silences visuels qui rythment le regard et ouvrent des espaces d’intériorité.

Je cherche à instaurer un dialogue entre ce qui est visible et ce qui est ressenti, entre l’immobilité de la matière et le mouvement implicite du rythme. En confrontant ces pôles, je crée une sorte de vibration — presque une musique muette — qui invite le spectateur à une immersion sensorielle et à une méditation intérieure. C’est un appel à dépasser la simple contemplation pour entrer dans une expérience vécue, où le regard devient écoute, où la forme se fait présence.

Dans mon travail, la tension entre matière et esprit crée un équilibre vivant. La matière — le papier plissé, les textures — incarne la présence physique et sensorielle, tandis que l’esprit habite les silences, les espaces laissés ouverts à l’interprétation et à la méditation. De même, le silence et le rythme se répondent : les aplats calmes sont des pauses visuelles qui apaisent le regard, des silences, tandis que les plis et reliefs introduisent un rythme, une pulsation qui anime la surface. Cette alternance crée un souffle, une respiration qui invite à une expérience à la fois sensorielle et contemplative.

Diasporadz : En tant qu’artiste complète, comment parvenez-vous à équilibrer vos différentes disciplines — peinture, sculpture, musique, écriture — et qu’est-ce que chacune vous apporte ?

Gloria Stetbay : Peinture, musique, sculpture et écriture forment un ensemble cohérent dans mon travail, chacune apportant sa propre richesse tout en nourrissant les autres.

La musique m’enseigne le rythme, la dynamique et le temps, influençant ma façon de penser la composition visuelle et spatiale. La peinture me connecte à la matière et à la couleur, au geste et à la trace. La sculpture ajoute la dimension tangible, volumétrique, un dialogue direct avec l’espace et le corps. Quant à l’écriture, elle me permet de donner voix à mes réflexions, d’explorer l’invisible, les pensées et les émotions qui traversent mes œuvres.

Ces disciplines s’entrelacent dans un va-et-vient permanent, chacune éclairant et enrichissant l’autre. Cet équilibre me permet d’aborder la création de façon globale, fluide, où le geste, le son, la forme et la pensée cohabitent et dialoguent.

Diasporadz : Comment accueillez-vous le regard de Philippe André, qui a si bien su traduire votre univers ?

Gloria Stetbay : Écrivain, psychiatre, psychanalyste, musicologue, Philippe André a su avec une grande sensibilité pénétrer l’essence même de mon travail. Ses textes ne se contentent pas de décrire mes œuvres, ils les prolongent, leur donnent une voix nouvelle. Ses observations, à la fois sensibles et rigoureuses, m’ont touchée par leur justesse et leur profondeur. Il a su mettre en mots ce que je tente d’exprimer par les formes, les matières, les silences.

Son écriture ne se limite pas à la description : elle est une exploration sensible, profonde, un écho littéraire, analytique, qui révèle des dimensions cachées, des nuances d’émotion et de pensée. Ses mots touchent à l’essentiel, révélant des dimensions parfois enfouies de ma démarche. Son regard apporte une dimension supplémentaire à mon travail. Il est un partenaire précieux dans la transmission de mon univers artistique…

 Je lui porte une profonde admiration, tant pour la finesse de son regard que pour la sensibilité avec laquelle il aborde mon travail. Son analyse éclaire ma démarche avec une justesse rare, et nos échanges ont nourri une amitié que je chéris profondément.

Diasporadz : Avez-vous des projets en cours ou à venir ?

Gloria Stetbay : Oui, j’ai toujours des projets en cours, des idées qui m’habitent et m’appellent. Mais en parallèle, une inquiétude m’accompagne : celle de ne pas avoir le temps de les réaliser pleinement. Cette tension entre l’élan créatif et la limite du temps est constante. Elle me pousse, parfois elle me freine, mais elle fait partie intégrante de mon processus. Créer, pour moi, c’est aussi composer avec cette urgence silencieuse.

J’alterne mes activités picturales et musicales en fonction des rencontres et des projets qui se présentent. Ce sont souvent les liens humains, les échanges et les contextes qui déterminent la direction que prend mon travail à un moment donné. Je me laisse guider par ce qui émerge, ce qui vibre, ce qui appelle.

La création, qu’elle soit picturale ou musicale, fait partie de mon rythme de vie. C’est à la fois un travail, une joie et une nécessité intérieure. Les projets s’enchaînent, les idées circulent, et je me sens vivante dans ce mouvement. C’est là que je trouve mon équilibre, mon souffle.

Diasporadz : Un dernier mot ?

Gloria Stetbay : Un grand merci !

Entretien réalisé par Brahim Saci

Pour découvrir le monde artistique de Gloria Stetbay : www.stetbay.com

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