Un nouveau chapitre de la mémoire coloniale s’ouvre à Nancy. Le 6 novembre 2025, la ville inaugure la Table de Désorientation, un contre-monument audacieux érigé face à la statue du sergent Blandan, figure de la conquête de l’Algérie.
Conçue notamment par l’autrice Dorothée-Myriam Kellou en collaboration avec les musées nancéiens, la Table de Désorientation, une œuvre en métal de 1,59 mètre, désoriente le lecteur en lui proposant une contre-histoire des colonisés.
Gravée d’un texte poétique traduit en arabe et en tamazight, elle interpelle l’« impensé colonial » et trouve son impulsion dans la mémoire familiale de Malek Kellou, le père de l’autrice, hanté par le souvenir terrifiant de ce monument à Boufarik.
Ce geste artistique, accompagné du podcast ARTE Radio « La statue du sergent Blandan : le fantôme de mon père », vise à interroger la transmission intergénérationnelle et ouvre une réflexion sur le devenir des statues coloniales dans l’espace public.
Une réponse face à l’histoire et à la mémoire
La ville de Nancy s’apprête à accueillir un événement majeur pour la réflexion mémorielle contemporaine : l’inauguration, le 6 novembre 2025, de la Table de Désorientation, qui sera érigée place de Padoue, face à la statue coloniale du sergent Blandan. Cette œuvre artistique commandée par le musée des Beaux-Arts de Nancy se positionne comme un contre-monument et ouvre un dialogue essentiel sur la place des figures coloniales dans l’espace public.
L’installation propose de déconstruire le récit héroïque attaché au sergent Blandan (1819-1842), célébré par le maréchal Bugeaud pour sa participation à la conquête de l’Algérie.
Érigée initialement à Boufarik en 1887, la statue monumentale du sergent Blandan fut « rapatriée » à Nancy en 1963 après l’indépendance algérienne, avant d’être replacée sur la place publique en 1990 ; la Table de Désorientation, en s’y opposant, s’interroge sur la manière de donner enfin place à la mémoire des anciens colonisés.
La statue du sergent Blandan célèbre un héros de l’armée coloniale française. Elle incarne une vision univoque de l’histoire, celle d’un empire glorieux et civilisateur. L’érection de la Table de désorientation juste en face crée une tension visuelle et symbolique : deux récits s’affrontent, deux mémoires se croisent. L’une glorifie la conquête, l’autre rappelle les violences, les résistances, les silences.
Conception et réalisation : Art, Mémoire et Industrie
Le projet est le fruit d’une collaboration intellectuelle et artistique. Il a été imaginé par l’autrice et journaliste Dorothée-Myriam Kellou, la directrice du musée des Beaux-Arts de Nancy, Susana Gállego Cuesta, et la conservatrice Kenza-Marie Safraoui, en charge de la Mission Histoire-Mémoire au Palais des ducs de Lorraine – musée Lorrain.
Inspirée par la forme des tables d’orientation, l’œuvre propose, comme son nom l’indique, un mouvement inverse : la désorientation. Elle se présente comme une table circulaire en métal, dressée à la verticale.
Sa hauteur atteint 1,59 mètre, correspondant à la taille réelle du sergent Blandan. La surface est gravée d’un texte poétique, une « adresse au fantôme colonial » qui interpelle directement la statue par la question : « Qui es-tu ? ». Ce texte est enrichi d’une traduction en arabe par la poétesse Lamis Saïdi et d’un passage en tamazight, proposant ainsi une contre-histoire vue par les descendants et les colonisés. L’installation agit comme un miroir, reflétant le visage du lecteur et l’invitant à interroger « l’impensé colonial » et à « combler les blancs de l’histoire ».
La réalisation de ce contre-monument a mobilisé divers acteurs, mêlant design, typographie et savoir-faire industriel :
- L’artiste et designer Colin Ponthot a supervisé la création plastique, lui qui développe une production de l’échelle de l’espace à celle de l’objet.
- Le typographe Redouan Chetuan, dont le travail utilise la typographie comme un medium pour créer des fragments de récit à partir de matériaux porteurs d’histoire et de mémoire, a participé à l’élaboration du texte gravé.
- Le projet a également impliqué Romain Morieux et les apprentis de l’Union des industries et métiers de la métallurgie (UIMM) de Maxéville, un pôle d’excellence technologique proposant des formations pluridisciplinaires en transformation du métal, soulignant une collaboration entre art et industrie locale.
- Une collaboration a eu lieu avec l’École nationale supérieure d’art et de design (ENSAD) de Nancy et l’Atelier national de recherche typographique (ANRT).
Réflexion intime et recontextualisation
L’impulsion intime du projet réside dans une mémoire familiale. Le père de Dorothée-Myriam Kellou, Malek Kellou, réalisateur algérien exilé en France, a croisé à Nancy ce même monument dont il avait gardé un souvenir terrifiant lorsqu’il était enfant à Boufarik. Cette rencontre personnelle a été le catalyseur d’une œuvre familiale et artistique qui cherche à faire ressurgir le « refoulé colonial ».
Un projet scolaire mené en 2022 par le professeur Étienne Augris avec des élèves du Lycée Jeanne d’Arc de Nancy a de plus incité les musées à une « nécessaire re-contextualisation » de la statue, pour une juste prise en compte des conséquences de ces événements, tant de l’ordre de l’Histoire collective que du ressenti individuel et intime.
Le geste du contre-monument est accompagné d’une exploration sonore : ARTE Radio diffusera, à partir du 4 novembre 2025, le podcast « La statue du sergent Blandan : le fantôme de mon père », conçu par Dorothée-Myriam Kellou. Cette enquête de 45 minutes interroge la transmission intergénérationnelle des mémoires coloniales et leur impact sur les imaginaires contemporains.
L’inauguration de la Table de Désorientation se tiendra le 6 novembre 2025, avec une cérémonie officielle à 10h30, suivie par la « Fête des Oranges » de 17h à 21h. Ce projet est mené en partenariat avec la Ville de Nancy, le Musée des Beaux-Arts de Nancy et ARTE Radio.
Brahim Saci

